Texte paru dans Tales n°1

Dans La Structure des Révolutions Scientifiques[1], Thomas Kuhn revenait dès 1962 sur les mécanismes de l’acceptation des nouveautés technologico-industrielles (les machines) par les différentes communautés scientifiques. Au 16e siècle — moment où la scission entre science « amateur » et science « professionnelle » n’était pas encore consommée — la question de la machine scientifique se posait de manière secondaire, une fois seulement levées les objections théologiques et philosophiques. La modernité scientifique s’est quant-à-elle développée autour d’outils de plus en plus perfectionnés, coûteux et imposants, permettant à chaque étape de la recherche d’infirmer ou de confirmer les hypothèses précédentes. Mais cette histoire des sciences n’est pas si linéaire qu’elle n’y paraît au premier abord. L’observation minutieuse des trajectoires de scientifiques dont la réputation de sérieux est établie (Copernic, Newton, Tesla, Einstein, etc.) montre qu’individuellement nombre d’entre eux cultivaient, parallèlement à leurs recherches, une sorte de jardin secret parsemé de machines étranges censées répondre à des problèmes parascientifiques. Mais pour tous, le problème central restait le même : produire des appareils permettant de restituer la vision la plus complète d’un monde visible et invisible, même si cela devait se faire au détriment de l’orthodoxie scientifique de l’époque.

Laurent Grasso, Antenna.

Avec l’installation The Horn Perspective (2009), Laurent Grasso propose une relecture de cette dialectique réel/visible. Dans une quasi obscurité, au centre de la salle d’exposition trône une reproduction grandeur nature de Horn Antenna — étrange cabane scientifique à mi-chemin entre un proto-canon à particules et la camera obscura — conçue au milieu des années 1960 par les radio-astronomes américains Penzias et Wilson. La légende veut que ce soit à partir des enregistrements réalisés par cette antenne qu’on identifiera fortuitement un « fossile sonore » du Big Bang. Au fond de la pièce, le film d’un traveling tourné dans un sous-bois est diffusé en boucle. Cette projection constitue une des seules sources de lumière de l’installation ce qui finit de plonger le visiteur dans une mystérieuse ambiance. Régulièrement, l’image paisible de la forêt est parasitée par un essaim indéterminé dont l’étrangeté est renforcée par le puissant grésillement sonore qui l’accompagne. Chez Grasso, la forêt ne se présente pas sous les traits rassurants d’une nature idéalisée telle qu’on la retrouve dans les récits édéniques. Dans le film de The Horn Perspective, c’est de forêt « rationnelle » dont il est question. Il s’agit d’un sous-bois agencé et organisé par l’homme, non pas animé par un romantique amoureux de la nature mais motivé par des préoccupations très pragmatiques (fournir de la matière première). La forêt occidentale est avant tout un réservoir énergétique bien avant d’être une forêt d’agrément ou une réserve naturelle. Même si dans The Horn Perspective, cette forêt domestiquée et disciplinée est saisie de spasmes fantomatiques, elle n’en reste pas moins une machine construite. Le brouillage sonore récurrent, qui paraissait au premier abord agressif, finit par se fondre dans le décor en s’insérant dans une sorte de bande son expérimentale. La forêt et l’imposante Horn Antenna s’entremêlent lorsque retentissent les traces rendues perceptibles d’un fossile sonore aux contours énigmatiques.

Paradoxalement, les œuvres de Grasso mettent en jeu une fiction autour du grand récit qu’elles interrogent : « Ce qui m’intéresse, ce sont les endroits où la fiction devient science, où la science devient fiction. La fiction en tant que telle ne m’intéresse pas, la science-fiction en tant que telle non plus. Par contre tous les points de flottements, toutes les nouvelles perspectives offertes par les nouvelles théories scientifiques m’intéressent beaucoup[2]. ». L’artiste ne cherche à aucun moment à mettre en échec les récits hétérogènes qu’il organise dans son bestiaire singulier à la manière d’un cabinet de curiosité. La science, l’art, la nature, sont autant de particules qui s’activent autour du noyau du réel au sein duquel se rejoignent, de manière quelque peu baroque, le scientifique « amateur » contemporain de Newton et l’artiste actuel.

Pour autant, l’œuvre de Grasso ne se cantonne pas à l’agencement d’une fiction scientifico-romanesque. L’actualité n’est jamais loin : « Dans l’histoire récente, les terroristes se sont mis à utiliser des techniques de guerre archaïques, des techniques de base pour défier ce monde technologique : un cutter, des pigeons voyageurs pour communiquer, les tunnels entre Gaza et l’Egypte. Cela met en péril tout un univers “star wars”[3]. ». Et c’est justement ce côté « star wars » vu comme réactualisation postmoderne des récits de Jules Verne qui se trame dans le travail de Grasso. De cette manière, au-delà de la confection d’objets esthétiquement viables dans le monde de l’art, l’artiste entend faire écho au monde, et pas seulement sous la forme évanescente du fantôme.


[1] Thomas Kuhn, La Structure des révolutions Scientifiques (The Structure of Scientific Revolutions, MIT Press, 1962), trad. fr. L. Meyer, Paris, Flammarion 1970.

[2] Entretien entre Laurent Grasso et Michel Gauthier, 13 mars 2009.

[3] ibid.