A l’heure où Guy Cogeval s’est vu reconduit dans ses fonctions de direction pour 3 ans, et où le musée affiche une progression de 15% de sa fréquentation, Orsay ouvre ses murs au Romantisme noir. Suicidaire ? Même si le sujet à tout pour être plombant (mort, mélancolie, monstruosité, vague à l’âme, etc.), le pari se révèle peu risqué étant donné le succès d’autres très belles expositions autour de thèmes similaires ces derniers temps (qu’on pense à« l’Europe des spirites » au musée de Strasbourg ou encore à « L’Entrée des Médiums » au Musée Victor Hugo de Paris). Probablement que quelque chose de l’époque s’exprime dans cette programmation.

Comme toujours au musée d’Orsay, l’accrochage est linéaire et chronologique et, pour le coup, le chapitrage à du mal à cacher son aspect anecdotique car nécessairement adossé à la chronologie ; alors même que nombre d’artistes présentés semble occuper les marges de la modernité artistique (non-moderne ou anti-moderne). A quand une exposition du musée d’Orsay un peu audacieuse et réellement pensée en terme de thématiques et qui ne seraient pas seulement une sorte de verni « scientifique » accolé à la va-vite?

Autre grief, Orsay succombe une fois de plus à l’effet « train fantôme » : une exposition plongée dans l’obscurité où seules les toiles sont éclairées par des spots directionnels (on aurait du forcer les commissaires du Musée à voir l’exposition Sturtevant au MAMVP où l’artiste était allée au bout du projet en proposant un vrai train fantôme !). On comprend bien — même si c’est très littéral — que comme il est question d’œuvres « sombres » il faut plonger les spectateurs dans l’ambiance (même si je doute que le jour où ils feront une expo sur la mer, ils immergeront les salles du musée !). Idée de scénographie crétine qui — en plus de rendre la circulation hasardeuse dans un musée très fréquenté — interdit de voir le détails de certaines toiles de grand format sans cacher l’œuvre par sa propre ombre (c’est le cas notamment, comble de l’ironie, de Rivage avec lune cachée par les nuage (1836) de Caspar David Friedrich…).

Caspar David Friedrich, Rivage avec lune cachée par les nuage, 1836.

Mais nul doute qu’il s’agit d’une exposition de qualité principalement par le choix des œuvres proposées. « L’Ange du bizarre » est l’occasion de voir des œuvres de Füssli : Les Trois Sorcières (1783) et le Cauchemar (1781) dont la reproduction massive avait fait oublier le format et l’exécution parfois étonnamment matiériste. Idem pour les toiles d’Edvard Munch dont Vampire (1893-1894) figure parmi les chefs d’œuvres de l’exposition au côté d’une intrigante toile Bonnard, une femme allongée et lascive qui semble expulser un nuage de fumée blanche de son sexe (Femme assoupie sur un lit ou l’indolente, 1899)…

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Füssli, le Cauchemar, 1781.
Bonnard, Femme assoupie sur un lit ou l’indolente, 1899.
Theodor von Holst, Fantaisie après le Faust de Goethe, 1834.

Quelques belles découvertes comme Fantaisie après le Faust de Goethe (1834) de Theodor von Holst : entourée de monstres, une jeune femme trône devant un bol monumental que vient éclabousser un fou grotesque. La scène est surmontée d’une fée très mignonne qui complète cette toile aussi vive dans son exécution qu’elle parait totalement hallucinée.

Merveilleuse Martyre (1892) d’Albert von Keller, petite toile représentant une femme suppliciée et  crucifiée à la composition serrée et intimiste. Mention spéciale également aux scénettes érotiques de François Jeandel où le photographe épingle un kamasoutra bondage au travers de charmants cyanotypes datant des années 1890-1900. Étrange également que cette sculpture d’ange décharné et cadavérique, à la chaire presque liquide, due à Thomas Theodor Heine (Ange, c. 1905) ou encore les monstres orgiaques des sculptures de Séraphin Soudbinine (Les Monstres endormis, 1906) qu’on croirait sorti d’une apocalypse post-nucléaire.

François Jeandel, cyanotype, 1890-1900.
Martyre, d’Albert von Keller, 1892.
Séraphin Soudbinine,Les Monstres endormis,© DR - Musée d'Orsay, dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt
Séraphin Soudbinine, Les Monstres endormis, 1906.

On trouve aussi un chapelet de toiles à la composition tellement outrancière — immergés dans le pathos romantico-chromoesque — qu’elles finissent par en devenir touchantes un peu comme un journal intime d’ado occupé à retranscrire trop soigneusement ses états d’âme. Il en va ainsi de La Ronde du Sabbat (1830) de Louis Boulanger dont les personnages paraissent peints en italique forcé (attention, blague de graphiste !) ou des Ombres de Paolo et Francesca dans la tourmente infernale de 1854 (dont le titre vaut à lui seul son pesant de Ripolin) d’Ary Scheffer où deux amants s’enlacent, imprimant à leur corps un mouvement quasi supersonique vers la gauche, vitesse qui s’imprime jusque dans la chevelure abondante de Francesca. Le peintre a d’ailleurs pris soin de disposer deux personnages statiques — bras ballants — à droite de la toile, histoire qu’on comprenne bien qu’il y a du « mouvement ». On pense aussi à un horrible paysage de Karl Frederich Lessing (Paysage montagneux : ruines dans la gorge, 1830) qui sent vraiment la sueur dont l’application idiote de l’artiste à peindre le détail du moindre caillou tourne à vide.

Ary Scheffer, Ombres de Paolo et Francesca dans la tourmente infernale, 1854.
Louis Boulanger, La Ronde du Sabbat, 1830.

Comme bien souvent au musée d’Orsay, c’est dans les salles consacrées au 20e siècle que la chose se délite. La fin de l’exposition propose des œuvres surréalistes qui ne parviennent jamais à tenir au voisinage des œuvres antérieures. Pire, les toiles surréalistes sont semblables à des exercices vains et sagement scolaires — pour ne pas dire faiblardes ou insipides — heureusement sauvés in-extremis par une superbe toile de Toyen (Marie Cerminova) Message de la forêt (1936). Si on comprend bien qu’une stratégie de communication d’exposition blockbuster impose la présence des stars de la modernité pour occuper le haut de l’affiche (Max Ernst en l’occurrence), on aurait préféré voir « L’Ange du bizarre » se clore sur l’œuvre de Toyen ou encore admettre que l’aventure du romantisme noir se clôt au tout début du 20e siècle au lieu de la prolonger artificiellement. Autre option : on aurait pu prolonger l’exposition avec l’époque contemporaine en faisant par exemple appel aux dessinateurs de comics des années 1990, à certains illustrateurs de fantasy ou à des peintures contemporains comme celles Jean-Michel Basquiat ou Peter Doig, des photos d’Agata, des dessins de Jean-Luc Verna, des sculptures de Ron Mueck, etc., (même si, évidemment, le 20e siècle n’est pas le cœur de métier d’Orsay !). Finalement, la seule excursion réussie dans le 20e siècle s’opère à travers une sélection bien sentie de scènes de films fantastiques emblématiques du début du siècle.

Toyen (Marie Cerminova), Message de la forêt, 1936.