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Laurent Grasso a acquis une certaine notoriété avec sa série Studies into the Past, peintures de catastrophes exécutées dans un style proche de celui de la fin du moyen-âge. Au-delà du simple pastiche, cette série offre une généalogie des fins, un saisissant bestiaire des angoisses eschatologiques. Fins du monde représentées par l’image ; fin d’un monde — celui du moyen-âge qui débouchera notamment sur l’invention de l’artiste et de la science moderne à la Renaissance — ; fin de la vérité (théologique) pour le vraisemblable (fiction, science) ; fin de la chronologie linéaire — fin du temps — induite par la génétique des pièces… D’emblée, le décor était planté et faisait redouter les développements attendus d’une œuvre qui se contenterait de délayer sa géniale intuition séminale. L’exposition « Soleil Double » balaye ces craintes. Peu d’artistes ont un travail qui ouvre autant de pistes sans pour autant exclure le spectateur tout en lui permettant de participer à son « ésotérisme ».

« Soleil Double » s’ouvre sur un monumental cube de cuivre perforé recouvert de verre et disposé au milieu de l’espace (Projet 4 Brane, 2014). Autour, les murs de la galerie distillent les œuvres de la série Studies into the Past relatant les grandes catastrophes ou miracles réels ou supposés de l’histoire. Il faut un certain temps pour comprendre qu’il est possible de pénétrer dans ce cube mystérieux. La vidéo présentée à l’intérieur offre une promenade dans le Palais de la Civilisation Italienne, manifeste de l’architecture fasciste édifié en 1939 par Mussolini. Le monument est majestueux et désert, il est à la fois Péplum et anti-Péplum, déployant tout ce qu’on pourrait attendre d’une telle architecture destinée à édifier la puissance d’une nation. Presque paradoxalement, le soleil double ajouté en postproduction évoque une sorte de ruine numérique, un palais mégalomane tout droit sorti de Second Life et laissé à l’abandon, mais resté tel quel : le temps n’use rien dans les jeux vidéos… Le reste du rez-de-chaussée est consacré à des études autour d’expériences de perception relatant plus ou moins directement le phénomène de « Soleil Double ». Les habitués de la galerie Perrotin remarqueront la substitution de l’ascenseur de Cattelan par un double néon de Grasso

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Le second étage offre une montée en puissance dans la tension dramatique de l’œuvre de Laurent Grasso. Après un passage à vide qui semble décliner un peu trop formellement les pièces vues au rez-de-chaussée, on découvre des vitrines pour le moins énigmatiques. Ici, sont combinés une petite peinture médiévale, un fragment (morceau de statue, fulgurite, etc.) et une date en néon. Les trois éléments sertis dans une boite en bois brun renvoient à une esthétique muséale quelque peu désuète sans toutefois jouer la surenchère des cabinets de curiosité. Une fois de plus Grasso joue avec les chronologies en présentant des objets dont l’origine est floue (les fragments sont-ils « authentiques » ou s’agit-il de copies en matériaux modernes ?) mais aussi dont l’instance de légitimation reste vague (musée d’histoire, musée d’art, antiquaire, etc.). L’ensemble se clôt sur une dernière vidéo intitulée, Soleil Noir (2014), composée de plans-séquences de survol de ruines de lieux différents montés bout à bout. Filmé par un drone, offrant donc un type de filmage quasi uniforme, Soleil Noir construit une analogie entre toutes ces ruines — vieux tas de cailloux à moitié détruits —laissant apparaitre les vestiges d’une civilisation anéantie. C’est donc sur un point d’orgue que Soleil Noir achève la généalogie visuelle de l’eschatologie de Laurent Grasso[1].

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Ce qui est proprement fascinant avec les expositions de Grasso — car il est entendu que l’artiste fait des expositions et non des « œuvres » — est qu’à chaque nouvelle présentation on se demande la manière dont il va s’en sortir. C’est justement cela qui est passionnant pour le spectateur, la capacité de l’artiste à faire se superposer des labyrinthes conceptuels et de nous les faire visiter avec gourmandise. Nul doute que « Soleil Double » restera comme une exposition capitale de l’époque tant elle parvient à faire une synthèse de l’art post-conceptuel tout en ouvrant un certain nombre de pistes. Et c’est dire avec quelle impatience on attend déjà la suite des investigations de Grasso.

Par ailleurs, ce qui saute aux yeux dans cette exposition est son ambition muséographique : enchaînement scénarisée des pièces entre elles, effort de scénographie, volonté démonstrative de l’accrochage, appareil critique (épais livret de 48 pages distribué aux visiteurs) etc. C’est d’ailleurs le revers de cette ambition de totalité qui fait déceler une forme de longueur dans les premières salles du deuxième étage, chose qu’on n’aurait jamais remarqué dans une exposition classique de galerie commerciale. Si au premier abord on pense à une audace assez folle du galeriste Emmanuel Perrotin prenant le risque commercial d’accepter qu’un artiste fasse de son exposition une installation pléthorique, on songe plus largement au changement de paradigme dont « Soleil Double » est un signe : désormais on trouve d‘excellentes expositions « muséales » dans des galeries commerciales et de mauvaises présentations de galeries dans des institutions muséales…

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[1] Le seul réel grief qu’on pourrait porter à l’exposition concerne le bruit de soufflerie des  vidéo-projecteurs de Soleil Noir et de Projet 4 Brane qui ne permet pas d’apprécier totalement l’expérience offerte par ces œuvres.