
S’il est une question très débattue depuis les années 2000, c’est bien celle de la place croissante qu’occupe le commissaire d’exposition dans le monde de l’art actuel. Là où le conservateur se devait d’organiser des expositions « scientifiques » — c’est-à-dire proposant une mise en perspective historique d’une époque, d’une thématique ou du travail d’un artiste —, on privilégie chez le « curateur » une approche singulière voire auteuriale[1]. Dernier sous-genre du « curatoriat » : les expositions organisées par des artistes. C’est dans ce registre que s’illustre Slip of the Tongue, exposition conçue par l’artiste Danh Vo en collaboration avec Caroline Bourgeois.

Danh Vo fait partie des artistes contemporains jouissant d’un intérêt critique indéniable ces dernières années. Il représente notamment le Danemark à la 56e biennale de Venise. Pour ma part, je considérais Danh Vo comme un artiste assez consensuel — dans l’air du temps — si bien qu’on a toujours l’impression d’avoir déjà vu ses œuvres quelque part. Bref un travail ni tout à fait honteux, ni tout à fait passionnant. Mais un des talent indéniable de Danh Vo est d’être un bon décorateur parvenant à organiser harmonieusement l’exposition de ses pièces (c’est notamment le sentiment qui ressort de la visite du pavillon danois de la biennale de Venise où un élégant accrochage sauve des pièces très faibles). C’est d’ailleurs sur ce principe qu’est composée Slip of the Tongue présenté à Punta della Dogana, une des antennes vénitienne de la fondation François Pinault.
Ici, le tour de force de Danh Vo est d’être parvenu à ne pas (trop) se mettre en avant pour laisser (un peu de) place aux œuvres d’autres artistes. Malgré cela, par moment, on ne peut s’empêcher de penser que Danh Vo considère les artistes qu’il invite comme du personnel de renfort[2], notamment dans les petites vitrines assez anecdotiques qui ponctuent l’espace, ou dans les salles accueillant des œuvres monumentales de l’artiste venant quelque peu écraser les autres œuvres..

Le thème général de l’exposition étant suffisamment flou (et peut-être est-ce bien ainsi !), il laisse le curateur relativement libre dans ses digressions formelles. Chaque salle est considérée comme une installation singulière où s’agencent différentes œuvres. Ainsi, certaines salles sont particulièrement réussies notamment lorsque se côtoient un rocher brisé puis recomposé d’Hubert Duprat (Cassé Collé, 1991-1994), une sculpture suspendue de Jean-Luc Moulène (Tête-à-Cul, 2014) et une grille métallique de Francesco Lo Savio (Filtro E Rete, 1962). Ici le rocher de Duprat insinue une fragilité paradoxale qui s’ordonne grâce à la grille de Lo Savio, ensemble que vient troubler une contre forme très organique composée d’os et d’un ballon gonflé de Moulène. Le spectateur ne peut s’empêcher d’opérer des va-et-vient formels et sémantiques entre les trois pièces. Le même genre d’effet se produit dans la petite salle présentant un Stella de Sturtevant (Stella the Marriage of Reason and Squalor, 1990), un assemblage de Danh Vo (Shove it Up Your Ass, You Faggot, 2015) et un moulage en polyuréthane noir de Fischli & Weiss (Untitled (Tree Stump), 2005).



Slip of the Tongue est aussi l’occasion de découvrir un bel ensemble d’œuvres de l’américaine Lee Lozano, artiste redécouverte au début des années 2000. Mais d’autres salles sont complètement ratées comme celle consacrée au Codex Artaud de Nancy Spero qui vient vraiment comme un cheveu sur la soupe, où le grand hall présentant, entre autres, des œuvres de Danh Vo (Oma Totem (2009), Untitled 2015) et de Nairy Baghramian.

Réelle bonne surprise, Slip of the Tongue montre finalement un artiste-curateur doué pour le commissariat d’exposition dont les intuitions formelles — dès lors qu’elles sont bien guidées — permettent de faire naître des proximités discursives et poétiques entre des œuvres a priori éloignées.
[1] Lire à ce sujet de Livre de Jérôme Glicenstein, L’Invention du curateur (puf, 2015) qui offre une analyse du phénomène.
[2] Notion introduite par Howard Becker qui désignait ainsi — pour résumer brièvement — l’ensemble des personnels (au sens large) nécessaire à la production d’une œuvre d’art. Par exemple, pour Becker, lorsque Duchamp utilise la Joconde pour son fameux L.H.O.O.Q., Leonard de Vinci devient alors un personnel de renfort de Duchamp.