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David Brognon et Stéphanie Rollin, Cosmographia (ile de Tatihou), 2015. Vidéo couleur, 15 min.

Avez-vous déjà tenté de tracer la carte d’un territoire à l’échelle 1 ? Borges l’a fait, ou plus exactement, il a plongé un de ses protagonistes dans ce type de tourment ; mais c’était du roman… pas du jeu. Parmi les artistes de la génération des années 1960, certains s’y sont coltinés physiquement comme Denis Oppenheim, Robert Smithson, Hamish Fulton, Robert Barry, etc. Et puis, plus grand-chose. Il faut dire que l’entreprise parait éminemment absurde ! Puis David Brognon et Stéphanie Rollin décident de s’y atteler. Le duo opte pour dessiner le contour de territoires, et afin de rendre leur projet « faisable », ils décident de dessiner la côte d’îles (Tatihou, Gorée). Ce qui parait dans un premier temps une décision frappée au coin du bon sens, se révèle relativement complexe : la côte de ces iles est dessinée par la marée. Les deux artistes décident alors de « décalquer » ces frontières ondoyantes au moyen d’une table transparente qu’ils déplacent au rythme des feuilles de papier calque sur lesquelles ils reportent cette ligne de marée. La vidéo (Cosmographia-Ile de Tatihou) présentée au Casino du Luxembourg rend compte de processus de dessin lent et physique, presque ascétique dans la répétition quasi infinie d’un même geste de tracé. Filmé à distance, on voit progresser une silhouette sur une plage avant de comprendre ce qu’elle fait. Ce corps est inscrit dans le paysage et tente d’en rendre compte, conscient de l’aspect lacunaire et absurde de cette tentative. Le spectateur, quant à lui, scrute cet étrange balai.

Il est des territoires maudits où chaque déplacement est empêché par une géographie capricieuse. Il en est d’autres — finalement plus hostiles et anxiogènes — où les déplacements sont rendus difficiles en raison de leur contexte politique. C’est notamment le cas de Jérusalem, ville sainte où chaque communauté vit en scrutant l’autre, à cran ­— avec l’armée israélienne en surplomb ­—, et où la moindre étincelle peut mettre le feu aux poudres. Généralement, lorsque les artistes s’intéressent à la situation de ces zones hostiles, ils produisent des choses assez banales (approche pseudo-journalistique, les méchants vs les gentils,  « on est tous frères, alors pourquoi se mettre sur la gueule », etc.) mais rares sont ceux suffisamment patients pour tenter d’embrasser la situation autrement. Avec la vidéo The Agreement[1] (2015), David Brognon et Stéphanie Rollin parvient à s’émanciper des apories de ce type d’investigation.

La vidéo The Agreement (2015) montre un groupe d’adolescents dans une cour d’école filmée en plongée, comme pris d’une fenêtre d’un immeuble voisin. Ici, les buts ne sont pas face-à-face comme les règles du sport l’exigent, mais suivent le tracé des murs d’enceinte de la cour. Deux individus se détachent du groupe et se rendent de part et d’autre d’un terrain de foot biscornu et commencent à mesurer l’espace avec leurs pas. On comprend rapidement qu’ils cherchent à déterminer le centre du terrain afin d’y inscrire la zone d’embut. Les gestes sont lents et précis pour cette équipe de foot qui cherche à pratiquer sa passion malgré les embûches. Finalement, l’effort des jeunes footballeurs est une petite chose, mais elle montre la débrouillardise dont doivent faire preuve les individus pris dans ces situations qui les contraignent. Ces bricolages de territoires renvoient finalement à la condition éminemment bricolée de la géopolitique de la région, des corps circonscrits de manière inadéquate dans des contextes bâtards. L’enfermement est présent jusque dans le cadrage de la vidéo qui procède d’une vue panoptique et termine d’interroger, par la bande, l’impossibilité de filmer une enclave, quelque chose qui ne parvient jamais à totalement entrer dans le cadre. Ici, cadrage, filmage et géopolitique s’imbriquent en s’émancipant du pathos.

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David Brognon et Stéphanie Rollin, The Agreement, 2015. Vidéo couleur, 10 min.

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[1] Le Casino présente aussi Subbar, Sabra (2015), vidéo autour de dessins de territoire par des haies de cactus dans cette même région, film que je n’ai pas vu.

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David Brognon et Stéphanie Rollin au Black Box du Casino de Luxembourg, 23 mars – 2 mai 2016, Luxembourg.