Léon Cogniet, Les drapeaux, 1885. Huile sur toile.
Léon Cogniet, Les drapeaux, 1885. Huile sur toile.

La visite d’une exposition de Didi-Huberman donne toujours un peu l’impression d’assister à un exposé d’étudiant consciencieux, mais peu anxieux : les choses sont à leur place, rien ne déborde vraiment, c’est assez juste, mesuré, les effets sont rodés et l’ensemble est passablement formel. C’était déjà le sentiment qui ressortait de sa présentation au Palais de Tokyo (« Nouvelles histoires de fantômes », 2014). Alors, inutile d’aménager le suspens : « Soulèvements » ne déroge pas à cette règle. L’exposition consiste à égrainer par le menu les différentes occurrences du « soulèvement » à chaque fois introduites par un petit texte où l’on n’apprend pas grand-chose, mais où les références — bien qu’un peu systématiques — arrivent au bon moment.

Pourtant, ça commençait assez bien avec des œuvres relativement étonnantes comme cette petite peinture qui relève quasiment du trucage cinématographique de Léon Cogniet (Les Drapeaux, 1830). L’artiste y représente trois drapeaux blancs de plus en plus déchirés et ensanglantés finissant par former le drapeau tricolore sur le fond de ciel bleu. Non loin de là, des photos évoquent le soulèvement comme geste, ce moment où le corps décolle du sol, d’autres où l’esprit n’adhère plus au corps. Après un détour convenu par Goya, la vidéo de Tsubaka Kato (Break it Before it’s Broken, 2015) relance la donne. On y voit un groupe tentant d’ériger ce qui semble être une tour composée de bois et de tôle ondulée. Malgré leurs efforts, l’édifice finit par s’écrouler au sol. Une étonnante photo de Lisette Model (Metropole Café, New York, 1945), quelques clichés hospitaliers de Désiré-Magloire Bourneville de 1875 ; et deux vidéos de Claude Cattelain (Vidéo Hebdo N°41 et 46) faisant écho à celle de Tsubaka Kato cette fois à l’échelle de l’individu. Puis plus rien… l’éclipse.

Alors évidemment, certaines œuvres sont importantes comme une petite vitrine de Beuys de 1971 — voire rares comme les montages de John Heartfield — ; mais voilà, la sauce ne prend pas. L’exposition n’arrive pas à prendre à bras le corps le mot d’ordre de Heartfield : « Benütze Foto als Waffe ! »(« Utilise la photo comme une arme ! » page de AIZ de 1929). La chape d’un certain pathos — thème cher à Aby Warburg duquel Didi-Huberman est un fervent commentateur — vient lisser le reste de la présentation. Comme pour son exposition de 2014 au Palais de Tokyo, Didi-Huberman prête le flanc à sa pente « Family of Man[1] » anesthésiant les bonnes intuitions des premières salles.

Lisette Model, Metropole café, 1945
Lisette Model, Metropole café, 1945. photographie n&b

Et pourtant, j’aurai bien aimé sauver quelque chose dans « Soulèvement » tant sur le papier la problématique paraissait actuelle et politiquement bienvenue. Je me suis donné du mal, j’ai même lu le catalogue que le Jeu de Paume a eu la gentillesse de me faire parvenir (et ils doivent s’en mordre les doigts après ce que je viens d’écrire !). Effort récompensé dans le sens où une bonne moitié de la partie critique du catalogue est passionnante, bien qu’un peu éloigné de ce que laisse comprendre l’accrochage du Jeu de Paume. Il faut dire qu’avec des textes signés de Marie-José Mondzain ou de Jacques Rancière, il est difficile de se rater ! Mais une fois encore : les bons auteurs au bon moment qui écrivent ce qu’ils ont l’habitude d’écrire ; pas d’accident de casting, presque un coup pour rien[2]… Et puis des images au milieu, là, un peu à côté des textes.

Probablement que pour apprécier « Soulèvement » il faut être déjà conquis par le style Didi-Huberman, peut être faut-il accepter de croire à l’importance des images et à la banalité des œuvres d’art, peut être faut-il trouver du charme à une pensée à la Warburg écrit dans un style à la Malraux. Car en fin de compte, la patte de Didi-Huberman est omniprésente —  presque ogresque — donnant parfois l’impression que les œuvres ne sont là qu’en raison de leur capacité à exemplifier — à témoigner — des thèses produites par le philosophe. Peut-être, qu’en fin de compte, « Soulèvement » est la section visuelle de la fanzone de Georges Didi-Huberman.

+++

[1] Gigantesque exposition itinérante de photographie humaniste organisée par Edward Steichen (pour le Moma) en 1955 pour montrer un portrait édifiant et réconciliateur de l’humanité au sortir de la Seconde Guerre mondiale (dont l’État américain fit don au Luxembourg qui s’expose désormais au château de Clervaux).

[2] On retrouve ici le type de procédé présent dans l’exposition « Nouvelles Histoires de fantômes » (Palais de Tokyo, 2014), c’est-à-dire déployer un corpus qui aurait pu être quasiment identique il y a 30 ou 40 ans avec des problématiques semblables. Sans vouloir à tout prix sombrer dans le jeunisme (encore une fois, les textes de Mondzain et Rancière sont passionnants), il y a peut-être des penseurs actuels ayant déployé des agencements un peu plus originaux que ceux radotés depuis des lustres par des barbes grises comme Toni Negri ou Judith Butler. Un calcul, certes un peu pervers de ma part, permet de voir que la moyenne d’âge des auteurs du catalogue est de 68,33 ans, âge où, hélas, le terme « soulèvement » est davantage un souvenir qu’une promesse !