
Quelle différence y a-t-il entre sculpture et photographie ? Au premier abord, ces pratiques paraissent très éloignées : l’une travaille la matière, l’autre la lumière. Mais si on y regarde de plus près, cette dichotomie entre matière et lumière est moins évidente qu’il n’y paraît. Certes, la sculpture agence les matériaux, mais elle cherche à capturer la lumière dans ses creux, ses bosses, ses surface lisses ou rugueuses. De la même manière, la photographie – qui est à l’origine une technique de captation de la lumière – se met à se poser des questions de matière dès lors qu’on passe de l’image matricielle (du négatif jusqu’au fichier numérique) au tirage. Dès lors, on interroge le support et le type de pigment qu’on y applique afin de révéler l’image matricielle. L’histoire de la photographie regorge de techniques d’impressions, d’expérimentations, chacune ayant ses caractéristiques en termes de tenue à la lumière, de brillance, de grain. Bruno Fontana est le fruit de cette histoire et c’est en ce sens qu’il joue sur tous ces tableaux : à la fois sculpteur et photographe, ou plus exactement un photographe prélevant des volumes afin d’opérer de subtiles recodages dans les matières paradoxalement planes lors de l’élaboration de ses tirages. La série Concrete Forms est l’exemple le plus parlant de ce que Bruno Fontana fait à la fois à la photographie et à la sculpture. Concrete Forms procède à partir d’un dispositif qui pourrait faire penser à un statement de l’art conceptuel : le prélèvement photographique d’une forme supposément anodine en béton, son isolement hors de son contexte d’origine, puis la création d’une série fonctionnant sur une mise à l’échelle de ce qui finit par constituer une sorte de catalogue de formes.
Mais que voit-on réellement avec Concrete Forms ? La série se présente comme une collection de photographies toutes composées de manière identique. Sur chacune d’elles, on peut voir une forme découpée postée au milieu du tirage. Autour de cette forme : rien. Ou plus précisément un espace laissé vide qui fait penser à une collection d’entomologiste qui aurait troqué ses insectes contre des structures en béton.
Le titre encore. Si on traduit littéralement Concrete Forms, il évoque une forme en béton. Mais l’artiste joue sur l’homophonie du mot anglais concrete qui veut à la fois dire « béton » et « concret ». Ce béton devenu concret semble nous emmener vers un dialogue avec le réel ou plus exactement avec ce qu’il y a voir, sans filtre ni discours. C’est le sens à l’art qu’avaient donné les artistes de De Stijl au début du 20e siècle et qu’on pourrait résumer par cette déclaration de Theo Van Doesburg qualifiant sa peinture concrète de « non abstraite, parce que rien n’est plus concret, plus réel qu’une ligne, qu’une couleur, qu’une surface[1] ». On retrouve d’ailleurs ces mêmes intentions dans la musique concrète de Pierre Schaeffer pour qui l’enregistrement direct de sons – sans transiter par la médiation d’un instrument de musique – constitue la nouvelle forme musicale qu’il inaugure. Ici, c’est le geste d’enregistrer qui fait œuvre, cette faculté de l’artiste à prélever quelque chose de son environnement puis à le déplacer dans un contexte différent : celui du disque comme celui de la photographie.
Le tirage est important pour Fontana. Là encore, il ne se contente pas de reproduire une technique en vue d’y élaborer sa signature plastique. Pour la série Concrete Forms, il utilise un tirage au charbon, technique qui date de la fin du 19e siècle. Comme support, il opte pour du papier à dessin et son grain particulier qui brouille les pistes entre photographie et gravure. Fontana revendique une approche artisanale dans le processus de fabrication de ses images ; et ce processus exprime l’attachement de l’artiste à produire des images uniques jouant avec les caractéristiques des pigments et des papiers qu’il convoque. De cette manière, la réalisation de la série Concrete Forms se rapproche de la gravure et de ses diverses étapes pour obtenir un tirage s’inscrivant dans une série en raison de similitudes formelles tout en opérant d’infimes variations.
Le côté « artisan » dans la fabrication de ses images est également présent au moment de la prise de vue. Après avoir repéré des structures bétonnées sur des chantiers alentours, Bruno Fontana plante son pied de photo, l’ajuste avec son niveau à bulle, jauge la lumière, corrige le cadrage et enclenche son appareil photographique. Les gestes sont ceux des gens du bâtiment, ceux du géomètre ou de l’arpenteur. Ces gestes font aussi penser à ceux des land artistes américains de la fin des années 1960. Dans un entretien du début des années 1970, alors qu’on lui demandait en quoi consistait son métier, Michael Heizer – un des précurseurs du land art américain – répondait mi sincère, mi ironique : « entrepreneur en travaux publics ». Les analogies avec les land artistes ne s’arrêtent pas là, notamment dans leur ambition commune et affichée de souligner des sites et non d’embellir l’espace. Leurs œuvres procédaient par un déplacement de masses plutôt que par création des formes ex-nihilo, éloignés des attentes liées à l’élaboration d’un style. Et c’est cette attitude qu’endosse à son tour Bruno Fontana dans le prélèvement et l’élaboration de son catalogue de formes urbaines de béton. Ce qui les nourrit, c’est ce même intérêt pour la photographie et ce constat d’impuissance à rendre le réel. Pour répondre à cette impossibilité, les land artistes produisaient des installations complexes ou des modifications radicales du paysage ; Bruno Fontana, quant à lui, se contente d’agiter les filtres numériques afin de donner vie à ses Concrete Forms.
En voyant les images de Bruno Fontana, on ne peut que penser aux influences évidentes aux photographes de Düsseldorf, ceux qui – avec les Becher – ont inauguré des formes photographiques ayant irrigué nombre de générations. Mais Fontana ne se contente pas d’offrir une énième variation autour de la prise de vue frontale de bâtiments ou d’artefacts. Son geste de détourage, de surlignage relève d’un prélèvement qui n’est jamais anodin, De cette manière, l’artiste assume radicalement le hors champ au risque de transformer ses formes de béton en patern, et c’est précisément à cet instant que les images de Fontana proposent une échappée vers un ailleurs, un ailleurs épuré. Alors, ce jeu subtile et tout en nuance de gris, renvoie finalement dos à dos l’histoire des techniques photographiques et la question du motif. Et ce dos à dos est justement l’épaisseur du tirage qui assume sa matérialité, sa rareté, interrogeant avec ruse la quête auratique – ce péché originel benjaminien[2] – accolée à la photographie.
Maxence Alcalde, 2019
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[1] Le fait que Theo van Doesburg soit fils de photographe n’est probablement pas tout à fait étranger à ses théories sur la peinture et plus généralement sur l’art. Il faut également noter qu’à partir de 1923, Van Doesburg consacre une grande partie de son travail à l’architecture…
[2] Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproduction technique, 1936.