Ce texte a été publié à l’occasion de l’exposition Misunderstanding (Artothèque de l’ESADHaR, Le Havre, 2022)


Contrairement à ce que suggère la doxa romantique, l’artiste n’est jamais seul dans son atelier. Pour produire une activité artistique – qu’elle soit amateure ou professionnelle –, il faut convoquer un réseau d’interrelations. C’est ce que démontre notamment la sociologie de la culture, du moins depuis les travaux d’Howard Becker sur les mondes de l’art. Pour le cas particulier de l’artiste plasticien, ce dernier a besoin de personnes pour lui fournir du matériel, d’autres acteurs pour médiatiser son travail (critiques, galéristes, commissaires d’expositions, institutions, etc.). Il a généralement été formé dans une école d’art où il a acquis les usages du « métier » (culture artistique, histoire de l’art, formes du discours, etc.). Ce tissu d’interrelations, c’est ce que Becker nomme les « personnels de renfort ». Ces derniers peuvent donc se situer en amont de la fabrication de l’œuvre (formation, fournisseurs, culture visuelle, etc.) ou en aval (tout ce qui concerne la médiation et la commercialisation de ses œuvres). Il existe probablement des exceptions dans cette sociologie du métier d’artiste, mais elles restent extrêmement marginales1. Ainsi, il est évident que, si les personnels de renforts sont nécessaires à l’édification d’une œuvre, il n’en demeure pas moins qu’ils ont une influence considérable sur les formes produites. Pour appuyer sa théorie, Becker évoque le travail de Pablo Picasso avec des imprimeurs ; l’artiste espagnol produisait des négociations techniques continuelles avec ces professionnels2 afin d’aboutir à la forme qu’il souhaitait. Mais on peut aussi penser à l’influence du marché sur les formes produites, l’idée qu’on se fait de ce qui va « marcher » et ce qui risque de ne pas trouver son public.

Dans Un marchand, des artistes et des collectionneurs3 – film documentaire qui avait fait un petit scandale dans le milieu de l’art contemporain en 1996 lors de sa diffusion – on suivait les activités du couple de galéristes parisiens Marianne et Pierre Nahon. Ce qui avait choqué à l’époque était une scène où l’on voyait Pierre Nahon visiter l’atelier de l’artiste Dado. Devant eux, un tableau monumental représentant une scène du type de celles pour lequel l’artiste était connu. Dado avait affublé un de ses personnages d’un sexe en érection. En voyant ce détail, le marchand lui demande de l’enlever car, selon lui, ce tableau serait plus difficile à vendre en l’état. L’artiste s’exécute dans l’instant en gommant le sexe avec un chiffon imbibé de térébenthine. Même si cette scène paraît choquante à quiconque croit à la pureté ou à la sincérité de l’artiste, il n’en demeure pas moins qu’elle semble monnaie courante dans les rapports que l’artiste entretient avec le marché et/ou la critique. En ce sens, il n’est pas rare que les discussions d’ateliers mènent les artistes à modifier leur production voire à l’orienter vers certaines formes afin de répondre aux sollicitations des marchands4 ou des critiques sans que cette intervention soit systématiquement vécue comme négative. Ainsi – même si l’exemple de Dado semble montrer le contraire par l’incitation autoritaire du galeriste –, il arrive bien souvent que ces discussions d’atelier soient constructives et permettent aux artistes de débloquer des problèmes esthétiques ou formels.

Dans les exemples précédents, je n’ai pas évoqué l’influence des pairs. Pour bien comprendre cette influence – qui est probablement plus importante que celle des marchands ou des critiques – il faut avoir à l’esprit que la formation des artistes dans les écoles d’art est justement basée sur cette vie d’atelier. Dans les écoles d’art, les jeunes artistes partagent des espaces où chacun voit le travail des autres en train de se faire. Les artistes prennent alors l’habitude de parler de leur production, de se donner des conseils et d’élaborer des hypothèses formelles et esthétiques. Cet usage est peu documenté, mais mon expérience d’enseignement en école d’art me permet de dire qu’elle est réellement structurante pour les jeunes artistes à tel point que je pense que la baisse de production qu’on observe généralement chez les artistes fraîchement sortis de l’École – et qui ne s’inscrivent pas dans un partage d’atelier – est en partie due à la baisse d’émulation liée à ces regards multiples.

Le rapport aux instructions données aux aspirants artistes revêt également une grande importance dans leur formation, surtout lors du premier cycle (DNA ou licence). Dans cette phase d’apprentissage, l’enseignement est basé sur des « incitations pédagogiques » auxquelles les étudiants doivent répondre. Il s’agit généralement de « sujets » décidés par les enseignants5. Et il n’est pas rare que ces instructions soient mal comprises ou mal interprétées par l’étudiant. Ces interprétations de consignes peuvent être dues à leur manque de clarté, mais également parfois à un accès limité à une culture partagée et à leur participation à des surdéterminations culturelles non maîtrisées par l’étudiant. On observe notamment ce dernier point lors de l’épreuve plastique des concours d’entrée dans les écoles d’art. Il arrive aussi que ces mésinterprétations produisent un sens nouveau aux énoncés et qu’elles produisent des réponses réellement inattendues qui pourront être évaluées soit comme sincèrement singulières soit comme des réponses hors sujet6.

D’autres altérations interviennent également lorsqu’on passe d’une forme textuelle qu’on essaye de traduire par une forme plastique. Il est banal d’affirmer que l’interprétation d’un texte entre deux lecteurs produit des interprétations différentes, alors que penser d’une traduction dans une langue différente ou selon un autre médium ? Cette transition impossible peut, en partie, s’apparenter à de la traduction entre deux langues s’emparant nécessairement de la dichotomie traduire/trahir. Selon cette idée notamment développée par Umberto Eco, toute traduction est une trahison dans le sens où il est impossible de reproduire une forme littéraire exacte d’un texte écrit dans une autre langue. Le travail de traducteur est toujours une épreuve d’adaptation. Cette caractéristique de la traduction s’observe surtout concernant les textes littéraires et à plus forte raison la traduction de la poésie. La caractéristique de ces textes est de ne pas se limiter à de la pure information comme le ferait une notice par exemple. Littérature ou poésie sont toujours une série de tentatives d’arrangement avec la langue. C’est en ce sens que si traduire une notice avec un traducteur automatique fournit des résultats acceptables, en revanche ce type de service ne produit généralement rien de valable concernant la littérature ou la poésie étant donné qu’un logiciel fonctionne de manière statistique et non sur le plan culturel ou de la sensation. La traduction de textes littéraires est donc toujours une interprétation : de la même manière qu’un musicien interprète une partition, selon l’interprète, la forme produite sera différente. Ainsi, à la fois dans sa forme, mais également en ce qu’elle propose des relations interpersonnelles, une œuvre d’art propose du différend qui « fait incident dans un étant donné de la culture7 », c’est-à-dire un « je ne sais quoi » incomplètement traduisible et à l’interprétation infinie dont le seul caractère stable semble être l’« air de famille » qu’elle partage avec les autres objets de sa classe.

L’exposition Misunderstanding s’appuie sur cette mécompréhension créative et embrasse l’ensemble des enjeux évoqués précédemment. Ici, deux groupes d’étudiants issus de contextes culturels différents (l’un en France, l’autre en Angleterre) s’échangent des protocoles de production d’œuvre. Chacun va donc comprendre les consignes qui lui sont envoyées selon les présupposés de sa culture et ses accointances plastiques. Au delà du simple jeu, ce dispositif renvoie également à la double situation politique de ces dernières années, à savoir les contraintes de déplacement et de communication décidées par les États en raison la crise sanitaire et les contrainte de circulation imposées par le Brexit. Dans ce contexte, il a été nécessaire de mettre en place des moyens de circulation des idées et de collaborations inédites. Misunderstanding est un acte de résistance ludique et peu être même luddite8 dans le sens où il s’agit de détruire une machine étatique et administrative devenue néfaste pour la création. C’est aussi cela qu’entend mettre en scène Misunderstanding.

Maxence Alcalde


1J’emploie le terme de « rareté » par pure précaution, car dans les fait je ne connais pas d’artistes hors du monde de l’art (même si j’ai bien conscience que cette affirmation revêt un caractère largement tautologique). Il existe de rares cas de « réels » autodidactes notamment dans l’art brut (c’est-à-dire principalement des acteurs n’ayant pas de culture artistique a priori et dépourvus de connections avec un monde de l’art), mais même pour eux, il a fallu qu’à un moment, ils rencontrent un monde de l’art afin que leur travail accède à la sphère publique (même si cette opération a pu s’effectuer de manière posthume). Concernant le mythe de l’artiste maudit, c’est-à-dire l’artiste génial inconnu de son vivant, l’étude historique des carrières singulières démontre que ces derniers n’étaient généralement pas dépourvus d’accès à un monde de l’art. Par exemple, des historiens comme Alan Browness (The Conditions of Sucess. How the Modern Artist Rise to Fame, Thames & Hudson, 1989) ou des sociologues comme Nathalie Heinich ont montré que même Vincent van Gogh – figure tutélaire du l’artiste maudit ou du « suicidé de la société » (pour reprendre les mots d’Antonin Artaud) – participait au monde de l’art de son époque durant ses huit années de production (relations avec le marché via son frère Théo, avec d’autres artistes et critiques de son époque, participation à des expositions collectives, etc.).

2Ces négociations étant nécessaires entre les artistes et d’autres professionnel car chacune des profession agit selon ce qu’il considère comme des « bons usages » dans son monde professionnel, et il n’est pas rares que ces « bons usages » entrent en conflit.

3Sylvie Faguer et Jean-Luc Léon, Un marchand, des artistes et des collectionneurs, 1996. Film documentaire produit par Ex Nihilo, Album productions, Chanel 4 et La Sept Arte, 71 min.

4En ce sens, nombre de galéristes du moyen marché demandent régulièrement aux artistes qu’ils exposent de fournir des « petits pains », c’est à dire des pièces moins chères (dessins, croquis préparatoires, multiples,

etc.) destinées aux collectionneurs hésitants ou n’ayant pas les moyens de s’offrir une pièce plus traditionnelle.

5Il n’est d’ailleurs pas rare que les étudiants oublient l’intitulé de la consigne au moment de la présentation de leurs travaux et que cette consigne se transforme en « c’est le sujet pour le cours d’untel ou d’unetelle ».

6Même si la plupart des enseignants s’en défendent, ils attendent en général au moins un type de réponse a priori (c’est à dire mobilisant des savoirs techniques et/ou conceptuels). Les réponses réellement singulières sont relativement rares.

7Pierre-Damien Huyghe, Société service utilités [à quoi tient le design], de l’incidence éditeur, Lyon, 2018, p. 86.

8Référence faite à Ned Ludd personnage probablement composite et mythique apparu en 1811 et qui est devenu le symbole de la résistance des ouvrier anglais à l’industrialisation déshumanisante (Les luddites en France. Resistance à l’industrialisation et à l’information, Montreuil, L’échappée, Frankestein, 2010). Cette figure est réévoquée par les mouvements d’écologie radicale et de résistance aux conséquences de la gestion numérique des individus.

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