Emilie Brout et Maxime Marion, Untitled SAS, 2015.
Emilie Brout et Maxime Marion, Untitled SAS, 2015.

Depuis les années 1970, on ne compte plus les sociétés commerciales fondées par des artistes. Celle-ci furent plus ou moins fictives, plus ou moins granguignolesques (Ouest Lumière de Yann Toma), plus ou moins orientées vers une critique du travail artiste (Philippe Thomas avec Readymades Belong to Everyone) ou de l’entreprise en général (les suisses de e-toy). Pour leur part, Émilie Brout et Maxime Marion ont décidé de créer une entreprise « qui ne sert à rien », ou plus exactement dont l’objet est justement la création d’une entreprise. Intitulé Untitled SAS — pied de nez aux titres des œuvres de l’art conceptuel et minimal —, le duo initie un précis travail de sape des enjeux entrepreneuriaux. Armés d’un certain courage et avec l’aide d’un cabinet d’avocat parisien (Granrut Avocats), ils lancent cette entreprise au capital de 1 euro, le minimum requis. Tout le travail des artistes a alors été de trouver des justifications légales et souvent paradoxales à quelque chose qui est destiné à ne servir à rien.

Emilie Brout et Maxime Marion 2

Si Untitled SAS, semble critiquer les bulles spéculatives du monde de l’art et de l’économie en général, il n’en demeure pas moins qu’elle prolonge le travail de mise en lumière des réseaux interrelationnels initiés avec le Copie Copain Club. Comme avec le CCC, Untitled SAS est voué à créer une sorte de « club » non plus motivé par l’appropriation artistique, mais par celle de la finance au moyen de l’actionnariat. Un des aspects les plus troublants est alors la forme plastique que prend Untitled SAS au sein de la galerie 22,48m2. Si habituellement, les formes issues d’expériences de critiques économiques sont relativement pauvres, ici un méticuleux travail de mise en scène est opéré. En véritables Castor Juniors de l’entreprenariat, Émilie Brout et Maxime Marion poussent le vice jusqu’à peindre un mur de la galerie en faux marbre avant d’y apposer un néon siglé aux couleurs de leur firme. Ce faux marbre finit par s’estomper sur le mur accolant pour révéler le white cube de la galerie, comme une mue. Le trompe l’œil est un élément particulièrement intéressant dans l’introduction de cette exposition, car il signe un regard tautologie à la fois sur leur création et sur l’économie : créer une entreprise pour créer une entreprise, faire de l’art pour faire de l’art. Les deux artistes titillent l’économie de l’immatériel tout en pratiquant le vieux métier de marbler and grainer, artisans spécialisés dans l’imitation picturale du marbre et du bois. Dans un passionnant article paru en 2009, Leszek Brogowski[1] revenait sur les paradoxes de la tautologie en art. Afin d’illustrer son propos, le philosophe décentre son regard pour le porter sur la pratique du trompe l’œil et des enjeux qu’il révèle.  À ce titre, le cas de Thomas Kershaw (1819-1898) est particulièrement intéressant dans le sens où il ne cherchait plus à composer des natures mortes en trompe l’œil comme ses prédécesseurs, mais à produire des surfaces opérant comme des échantillons (plaque de faux marbre, plaque de feux bois). De la même manière, les deux artistes ne procèdent pas à la mise en scène d’une fiction d’entreprise, mais à l’exposition d’échantillons d’entreprise. On retrouve d’ailleurs ce dispositif avec la série Les Nouveaux Chercheurs d’or. Ici, Émilie Brout et Maxime Marion ont collecté des échantillons gratuits de produits dorés, chaque échantillon est classé, leur provenance documentée.

Emilie Brout et Maxime Marion, Les Nouveaux Chercheurs d'or, 2015.
Emilie Brout et Maxime Marion, Les Nouveaux Chercheurs d’or, 2015.

Dans l’histoire l’humanité, la création de monnaie est une chose relativement rare tant elle est liée à un État ou un regroupement d’États. Au delà de sa simple valeur d’échange, la monnaie reste un outil d’affirmation identitaire fort, du moins si on en croit l’habitude qu’ont prise les micros nations de décider de frapper monnaie en même temps que de créer leur drapeau. Généralement, on sait d’où proviennent les monnaies, excepté pour le Bitcoin qu’on pourrait considérer comme la monnaie alternative du net, très utilisée sur le darknet. Le mystère qui entoure la création du Bitcoin a engendré nombre de légendes notamment autour de son initiateur — aujourd’hui supposément milliardaire — dont personne ne connait réellement l’identité. Émilie Brout et Maxime Marion ont alors mené une enquête à travers le web afin de déterminer l’identité du mystérieux fondateur du Bitcoin. Partant du fait qu’il y a toujours un peu de vrai dans les légendes qui circulent sur internet, et à force de recoupement, les deux artistes ont déterminé le profil de l’inventeur furtif : il s’agirait d’un japonais du nom de Satoshi Nakamoto. Afin de faire prendre corps à ce personnage vaporeux, les deux artistes ont utilisé les réseaux du darknet pour lui confectionner un passeport. Pour payer leur transaction frauduleuse, ils ont payé ces faux papiers au moyen de Bitcoins. Une fois encore, au-delà de l’aspect anecdotique (et risqué) que constitue Nakamoto (The Proof), Émilie Brout et Maxime Marion font émerger l’aspect tautologique du monde du net a priori ouvert et sans frontières, celui du mythe d’une information qui circule en omettant de nous dire qu’il s’agit toujours de la circulation du même, un « éternel retour » aussi obstiné que binaire. Affaire à suivre…

Emilie Brout et Maxime Marion, Nakamoto (The Proof), 2014-2015.
Emilie Brout et Maxime Marion, Nakamoto (The Proof), 2014-2015.

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Je parle aussi du travail d’Emilie Brout et Maxime Marion ici.

[1] Leszek Brogowski, « Une peinture ne fait pas une pipe. Se ranger ou déranger : les dilemmes de la tautologie », dans (sld) Leszek Brogowski et Pierre-Henry Frangne, Ce que vous voyez est ce que vous voyez. Tataulogie et littéralité  dans l’art contemporain, Rennes, PUR, 2009, p. 30-58.