Comment se fait-il qu’a un moment de sa carrière un personnage médiatique (humouriste, chanteur, philosophe, écrivain, etc.) finisse en buvant des spritz à la Closerie entre Finkelkraut et Soral ? J’ai bien conscience qu’écrire un texte sur ce problème est un peu casse gueule, mais les blogs sont aussi là pour poser des hypothèses.
Je suis suffisamment âgé pour avoir apprécié Dieudonné comme un humoriste talentueux jouant des sketches « drôles et féroces » (comme disent les journalistes culturels). Le spectacle Sandrine (2009), par exemple, m’avait beaucoup impressionné par les personnages campés comme autant d’archétypes de la bêtise. Comme les dessins de Reiser ou les films de John Waters, les sketches de Dieudonné flirtaient avec le mauvais goût, produisant un certain malaise salvateur chez le spectateur que j’étais.
Le « dérapage » de Dieudonné date du jour où il avait campé un personnage de juif intégriste dans une émission de divertissement. Il apparaissait cagoulé et vêtu d’un chapeau noir à bords larges d’où sortaient des mèches de cheveux sur les tempes, signe caractéristiques de juifs ultra orthodoxes. En conclusion du sketch, le personnage lançait un « Seig Israel ».
D’emblée, cette anecdote pose la question de savoir s’il existe une sorte de point de non retour médiatique dans le mauvais goût : ce moment où le mauvais goût – toujours surplombant chez les artistes – est envisagé comme du réel. En visionnant les images de cette prestation, on voit bien qu’une sorte de malaise s’installe chez les invités ne sachant plus si leur rire est celui de la gène ou de l’adhésion1. S’en est naturellement suivi une polémique médiatique et des procès largement alimentés par l’humoriste qui n’hésitait pas forcer le trait à chaque fois qu’on lui tendait un micro. Je pense sincèrement qu’aux premiers moments de la polémique, Dieudonné enfonce le clou par pur goût pour la provocation, mais aussi par amour propre (l’égo des artistes étant leur principal talon d’Achille). Dès lors, probablement que des amis gênes s’éloignent et que d’autres apparaissent, pensant reconnaître dans les provocations de l’humoriste une forme d’adhésion à leurs névroses. Progressivement, le personnage médiatique s’enfonce, ses spectacles deviennent des justifications de ses provocations précédentes, s’autonomisent, puis se transforment en messe où des adeptes –ayant abdiqué tout recul critique – viennent applaudir leur idole. Et il est fort probable que cette chute soit sans fin.
J’appelle donc « l’effet Dieudonné », le moment médiatique où une personne en quête de visibilité médiatique – ayant tenu des propos abjectes et/ou interprétés comme tels – s’enlise dans les justifications ou la surenchère ayant pour effet de l’enfermer dans le rôle du personnage conceptuel du Mal. À mon sens, la responsabilité de cet effet est partagé entre l’émetteur (ici l’humoriste qui fait une blague de mauvais goût et dont l’égo l’empêche de se dédire) et les médias qui s’alimentent de cet amour propre mal placé. La séquence devient une sorte de grand Diner de cons à ciel ouvert où chacun commente la Tour Eiffel en allumettes en présence du con qui devient de plus en plus con. Chez Dieudonné, ce qui accélère les choses est la réduction ad Hilterum2, il est vrai alimenté par l’accusé lui-même. J’ajoute que le cas Dieudonné prend racine dans une période où les réseaux sociaux, les chaînes d’infotainment et la banalisation du discours de l’extrême droite n’avaient pas encore l’importance sociale que nous lui connaissons aujourd’hui et qu’il est probable qu’un tel cas subirait une forme d’accélération incomparable de nos jours.
Existe t-il d’autres cas de cet Effet Dieudonné ? C’est un peu cette question que je me suis posé en voyant l’évolution du positionnement politique, par exemple, de quelqu’un comme Michel Onfray. Onfray n’est certes pas un philosophe de premier plan, mais il a été un bon passeur de philosophie. Au début de mes études, je me souviens avoir lu Politique du Rebel et son livre sur l’athéisme sans déplaisir, mais en n’en gardant pas grand-chose. À l’époque de l’Université Populaire, ses cours étaient très suivis sur place et à la radio (ils étaient diffusés sur France Culture) et ont permis de remettre au goût du jour certains philosophes largement oubliés du grand public (La Métrie, Fourier, une certaine approche de Nietzsche, etc.). Le tournant de la carrière du philosophe normand me semble être son livre sur Freud et le freudisme3 qui est le dernier que j’ai lu en partie. Dans ce livre, il entreprenait de déconstruire la méthode psychanalytique en analysant la figure de Freud et des usages en cours dans la psychanalyse (notamment le rapport à l’argent). Bien qu’il apporte une hypothèse intéressant a priori, dans mon souvenir (je ne suis pas parvenu à le terminer !) cet essai était d’une lecture pénible en raison des trop nombreuses répétitions et de jugements à l’emporte pièce4. Le problème principal de cet essai était donc qu’il ne semblait pas avoir été relu par l’éditeur dont le rôle aurait du être de supprimer les répétitions et de demander des précisions pour les passages trop peu argumentés.
Ce n’est pas sur des critères universitaires que le livre fut attaqué, mais en raison du fait qu’il dénonçait le rapport à l’argent du monde de la psychanalyse5. De là découlent les accusations d’antisémitisme portées au philosophe au moyen d’un syllogisme grossier : « si tu critiques le rapport institué à l’argent par Freud, et étant donné que Freud était juif, et sachant que le discours antisémite repose en grande partie sur la cupidité prétendue des juifs, alors tu es antisémite. ». En bon bretteur, Onfray s’est engagé dans la bataille en tentant de se défendre, mais le mal était fait : lorsqu’on est accusé de quelque chose d’objectivement aussi grave, chaque contre-attaque ne fait d’enliser l’accusé. Mon hypothèse est que cette nouvelle réputation acquise (Onfray passe du statut du plaisant philosophe de gauche libertaire de papier, à celui de personnage sulfureux) induit deux changement dans la vie de l’auteur : 1. tout ce qu’il dit et écrit est désormais jugé à l’aune de l’antisémitisme ; 2. cette posture fait que de nouvelles personnes s’intéressent au philosophe, cherchent sa fréquentation, et probablement l’influencent, faisant sauter du même coup un certain nombre de verrous idéologiques du personnage. Effet Dieudonné ? C’est à mon sens ce qui explique en partie (car je ne connais pas la personne « Michel Onfray ») le fait que le philosophe soit passé d’une critique libertaire à un conservatisme traditionaliste. Ainsi, je fais le pari (sans preuve, car c’est bien le sens d’un pari !) que le Michel Onfray d’avant son livre sur Freud aurait défendu Greta Thunberg, alors que celui d’aujourd’hui moque son autisme – voir sa condition de « jeune femme » et son physique – pour disqualifier son combat.
Alors comment réagir lorsqu’on est un personnage en quête de médiatisation (humoriste, chanteur, philosophe, écrivain, etc.) et qu’on se trouve pris dans ce genre de polémique ? Autrement dit, comment éviter l’effet Dieudonné ? Dans un essai que j’ai écrit il y a maintenant une dizaine d’années (L’Artiste opportuniste), j’avais étudié le cas de la censure et de la réception médiatique de l’œuvre de Huang Yong Ping à l’exposition « Hors limites » (Centre Pompidou, 1995). L’œuvre de Huang Yong Ping avait été accusée par des associations de défense des animaux (majoritairement proches de l’extrême droite de l’époque) de produire de la maltraitance animale et – devant la bronca générée par les associations –, l’installation avait finalement été enlevée de l’exposition par le Centre Pompidou. Pendant toute cette polémique, l’artiste avait fait le choix de rester muet.

Huang Yong Ping Théâtre du Monde, 1993 Installation : cages (métal, bois), araignées, scorpions, criquets, cafards, mille-pattes, lézards, crapauds, petits serpents. 66 x 295 x 175 cm.
Notes
1 Si on suit l’hypothèse de Freud, le rire procède toujours de l’adhésion (Sigmund Freud, Witz, Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, 1905.
2 J’emprunte ce concept ironique à Léo Strauss.
3 Michel Onfray, Le Crépuscule d’une idole : l’affabulation freudienne, Paris, Grasset, 2010.
4 Ce qui est toutefois souvent le cas lorsque des philosophes tentent de parler de questions culturelles dont ils maîtrisent mal les enjeux artistiques et sociologiques, voir notamment les bêtises qu’écrit Adorno sur le jazz…
5 On retrouve le même type de processus accusatoire périphérique dans le roman d’Abel Quentin, Le Voyant d’Etampes (éditions de l’observatoire, 2022). Ici, un universitaire en fin de carrière, ancien militant antiraciste, écrit un roman sur un poète américain oublié. Le livre est unanimement salué par les médias jusqu’à ce que des militants antiracistes découvrent que l’auteur ne parle à aucun moment de la condition noire du poète. Cette invisibilisation est alors considérées comme du racisme et la polémique s’engage sur fond de choc des générations et des changements de paradigmes dans les luttes.