Maxence Alcalde. Une des raisons pour lesquelles je voulais tinterroger, c’est que jai limpression que ta démarche rejoint, à certains égards, celle dIvan Illich lorsquil décrit le concept de convivialité. Chez Illich, ce concept est lié aux « outils conviviaux », c’est-à-dire aux outils quon peut fabriquer intégralement et quon peut modifier selon ses besoins et son contexte. Par exemple, si on lâche quelquun dans la forêt, personne nest capable de fabriquer un ordinateur, ce qui exclut celui-ci des outils conviviaux, selon Illich.

Laurent Tixador. — Pour moi, la convivialité, c’est un partage de savoirs. Et même si c’est un savoir dont on n’a pas besoin, ça reste quand même une boîte à outils cognitive qu’on fabrique : tous ces savoir-faire accumulés peuvent ressurgir. La convivialité, c’est aussi un moyen de survie qui s’oppose à l’égoïsme et à la surprotection de soi-même. La bonne solution est de former un ensemble de gens qui s’entraident. Au début du confinement, j’étais en résidence à Monbalen1 (Lot-et-Garonne), où ça se passe comme ça : chacun s’entraide sans demander de retour. Et puis c’est un apprentissage : quand quelqu’un t’aide pour faire quelque chose, tu l’aides à améliorer sa manière de faire. C’est comme ça aussi que ça se passe à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, par exemple.

Concernant ton exemple de fabrication d’ordinateur de manière autonome, même en ville, personne n’est capable de recréer un ordinateur tout seul : ça nécessite des milliers de savoirs cumulés ! Je me préoccupe de ce type d’attitudes face à la fabrication depuis très longtemps. C’est pourquoi je reviens à des savoirs simples, des choses que je peux maîtriser et dont je suis l’auteur intégralement. Par exemple, je ne fais jamais appel à un sous-traitant qui aurait une connaissance que je n’ai pas : je préfère le faire moi-même, même si c’est moins bien fait. Si je n’arrive pas à faire ce que j’avais prévu, je le fais autrement. Même si je produis personnellement chacune de mes pièces, j’aime travailler avec d’autres personnes… ça, c’est essentiel. La question de la collaboration et du contexte de production est centrale, c’est-à-dire que le lieu m’impose ses matériaux, ses possibilités, son climat et tous les éléments qui font que j’arriverai à faire quelque chose. Tout cela modifie mes projets, d’ailleurs je ne pars plus avec un projet prédéfini, je vais voir l’endroit et le potentiel qu’il a à m’offrir et je vois ce que je peux y faire.

M. A. — D’où vient ta volonté de produire tes projets toi-même ? Est-ce que ça vient du rapport que tu as entretenu avec la production artistique à tes débuts ou est-ce que, dès le départ, tu as eu cette volonté de ne pas faire appel à des artisans spécialisés ?

L. T. — Tout ce que je fais – aussi bien en art qu’en architecture ou en musique – vient du fait que j’ai commencé mon travail d’artiste en marchant. Et pour la marche, la problématique centrale est d’alléger son sac à dos. J’avais besoin d’être capable de fabriquer des choses avec l’environnement dans lequel j’étais. C’est pour ça que je me suis d’abord tourné vers l’architecture, parce que lorsque tu marches, ton abri, c’est la tente. Il faut être capable de construire, de voir ce qu’il y a autour de soi et d’éliminer tout l’outillage physique pour en revenir à un outillage de connaissances. En réalité, avec cette démarche, on est assez proche de l’attitude des hommes du Paléolithique. À cette période, les nomades qui avaient besoin d’une lame prenaient une pierre, la cassaient pour obtenir un tranchant, puis l’abandonnaient. Ce qui me paraît intéressant, c’est qu’ils n’intervenaient pas en profondeur sur l’environnement. L’écologie, c’est aussi laisser les choses à leur place, c’est pour ça que mes architectures ne sont pas « nomades », mais « transitoires », c’est-à-dire que je fabrique quelque chose que je peux abandonner sans aucun scrupule. Tous les matériaux viennent d’un rayon de cinquante mètres autour du site. La seule chose qui est nomade, c’est le savoir que je transporte. Et ce savoir a l’avantage de ne pas avoir de poids ! En fait, mon travail est un mélange de capacité d’adaptation et de connaissances.

M. A. — Je suppose que tu as développé une méthode pour acquérir ces savoirs. De quelle manière procèdes-tu ? Vas-tu voir des gens qui possèdent ce savoir-faire pour quils te le transmettent? Ou des tutoriels sur internet, des encyclopédies techniques ?

L. T. — Rien de tout cela : j’essaye, je procède de manière purement empirique. Et plus ça avance, et plus ça devient précis, car je développe un genre de sens pratique. Par exemple, pour ma résidence à Monbalen, c’était la troisième ou quatrième fois que j’essayais de construire un four à briques, et j’ai été le premier étonné d’avoir été capable de sortir une « vraie » brique. J’ai mis en place un moyen de production et je vais me limiter à cette forme simple : une « usine à visée non apocalyptique » qui ne doit pas évoluer au-delà de sa capacité à fabriquer une petite maison. Je parle de « visée non apocalyptique », car mon but est de ne surtout pas créer un enfer industriel. J’ai dû fabriquer deux fours, un four d’essai et un four de production. Le four d’essai, je l’ai appelé Denain et le four de production, Tourcoing, en clin d’œil aux villes victimes de la croissance industrielle, qui ont été détruites par cette expansion, comme des centaines dans tout le bassin minier.

M. A. — Quand on évoque les conditions matérielles de leur activité avec les artistes, la problématique qui revient souvent est celle de latelier et du stockage. Avec ta démarche, tu sembles avoir résolu ces questions ?

L. T. — Ce que je fabrique ne me coûte rien et ne m’encombre pas. Souvent, j’abandonne mes pièces dans la nature. Comme elles sont fabriquées avec des matériaux intégralement issus du site, je ne produis aucun impact écologique. Je ne stocke rien, sauf quelques photos qui me suffisent largement pour communiquer les idées que j’ai envie de partager. Concernant l’atelier, dans mon précédent appartement, je n’avais pas la place d’avoir une pièce « atelier », et je n’ai pas envie d’avoir un atelier à l’extérieur parce que c’est trop de contraintes de loyer, de déplacements, et c’est surtout un endroit où on accumule des milliards de trucs. Dans cet appartement, il y avait une très grande salle de bains que je transformais en atelier avec des modules que je pouvais ranger rapidement pour que la pièce redevienne une salle de bains. Cet atelier était propre, jamais encombré et, surtout, c’était un endroit qui servait quand j’en avais besoin parce que, finalement, une salle de bains, ça ne sert pas longtemps, dans une journée.

M. A. — Ce que tu me dis au sujet de ta volonté d’une production locale tout en fuyant lindustrie me fait penser à la thèse du politologue et anthropologue anarchiste James C. Scott2 qui cherche à savoir à quel moment lhomme a créé l’État. Une de ses thèses est que ce moment coïncide avec les prémisses dune industrie agricole, notamment avec la monoculture et la sédentarisation qui est rendue nécessaire par le fonctionnement d’un État (administration dun territoire, monnaie et prélèvement d’impôts). Scott décrit le Paléolithique comme une sorte d’âge dor auquel a succédé le Néolithique industrieux.

L. T. — Ce que tu me dis se confirme par les traces archéologiques, dans le sens où, jusqu’à la fin du Paléolithique, l’immense majorité des objets découverts (peintures, bibelots, parures, sculptures) est liée au plaisir. Dès le début du Néolithique, la tendance s’inverse, ce qui exclut celui-ci des outils conviviaux la plupart des objets découverts sont liés au travail et à la guerre. Au Néolithique, on travaille un terrain qu’on veut défendre. On est alors asservi aux récoltes qui font qu’on doit devenir sédentaire et lutter contre une nature qu’on doit domestiquer. Dans ce sens, on peut dire que tous ces outils agricoles sont des armes pour lutter contre la nature ou les animaux.

M. A. — C’est intéressant de voir cette réévaluation du Paléolithique aujourdhui, parce que jai limpression que cette période avait totalement été oubliée ou dévalorisée (un peu comme le Moyen Âge), alors que larchéologie nous décrit des usages qui entrent en résonance avec notre époque. Par exemple, jai limpression quil y a encore une dizaine d’années, beaucoup dartistes qui voulaient traiter d’écologie se contentaient de faire de gros néons et dy inscrire « Sauvez la planète », ou de jouer aux ethnographes avec plus ou moins de bonheur.

L. T. — À mon sens, c’est aussi lié à un mouvement social. C’est devenu beaucoup plus intéressant de proposer des alternatives que de revendiquer une posture ou une critique. Mais c’est aussi plus compliqué de proposer des alternatives, surtout avec tout l’arsenal administratif auquel chacun est soumis.

M. A. — Tu évoquais le plaisir de fabriquer des objets et l’émerveillement du jour où tu es parvenu à sortir ta première brique. Comment conçois-tu ce rapport au plaisir dans le champ de lart, où on a souvent l’impression que le travail, à commencer par les tâches administratives et bureaucratiques, prime ? C’est récurrent dans les discussions quon peut avoir avec les artistes, le temps passé à remplir des dossiers, à répondre à des appels à projets, etc.

L. T. — De toute façon, il y a autant de manières de faire de l’art que d’artistes, on ne peut pas généraliser. Pour ma part, j’ai choisi que ça soit un plaisir plutôt qu’un travail. À chaque fois qu’on me propose de faire une pièce, c’est comme si on m’ouvrait la cour de récréation. Il arrive aussi que je fasse des projets où je sais que je n’aurai pas de plaisir, mais où je suis bien rémunéré, ce qui me permet de faire d’autres choses à côté. Tout ça, c’est un équilibre que j’essaye de trouver. Ma récompense, c’est le plaisir et le temps que je m’accorde. Par ailleurs, je ne postule jamais à rien, quand je fais quelque chose, c’est qu’on me le propose. Je fais très attention à ne pas faire de ma vie un enfer. Il y a quelques années, j’étais intermittent du spectacle, je travaillais dans la fabrication de décors, je gagnais bien ma vie, mais je n’avais pas le temps de dépenser mon argent. Finalement, mon temps est précieux et j’ai envie de le gaspiller comme j’en ai envie !

M. A. — Est-ce que ça rejoint l’idée de ne pas utiliser des matériaux chers et de travailler par prélèvements ?

L. T. — Je peux parler des matériaux pendant des heures ! D’abord, je ne les transporte pas, je les trouve sur place. Même quand je suis chez moi, je n’en commande jamais, car c’est du stress : tu dois attendre tes fournisseurs, passer des coups de téléphone, donc je travaille avec de la récupération. Il m’est arrivé de ne travailler chez moi qu’avec des éléments prélevés dans ma poubelle : peut créer des petits objets très chiadés et précieux, si on les utilise intelligemment. Ça demande plus d’énergie, mais on n’est pas passif comme si on recevait une plaque de polystyrène ou de Plexiglas parce que c’est un « meilleur matériau ». Chacune des propositions que je fais est une proposition alternative, c’est pour cela que ça n’aurait pas de sens de commander des matériaux. Depuis assez peu de temps, je me suis mis à utiliser des matériaux polluants qui, écologiquement et économiquement, posent problème (de toute façon, c’est corrélé !). Il s’agit notamment de déchets plastique collectés sur les plages, donc, modestement, ça dépollue. Et puis, c’est important, je veux être fier des matériaux que j’utilise. J’ai aussi travaillé avec du carbone suie3 que j’ai trouvé sur le glacier d’Aletsch, dans les Alpes suisses allemandes (Carbone suie, 2017). J’avais déjà vu ces boulettes de carbone suie au Groenland, et mon premier sentiment avait été d’être horrifié, mais je n’avais pas pensé à les utiliser. Ce carbone suie provient des gaz d’échappement et creuse de petits trous dans les glaciers. Ça forme des petites boulettes que j’ai ramassées à la petite cuillère. Je me dis que ces matériaux sont mieux sur les murs d’une galerie que sur un glacier, tout à coup, on peut en parler, parce que pour accéder au glacier il faut marcher trois jours. En le prélevant dans le glacier, j’ai réussi à faire des peintures qui reprennent la forme des taches sur le glacier.

À ce sujet, j’aimerais te raconter une jolie petite histoire. Il y a six ans, je suis allé aux îles Kerguelen. J’y avais trouvé une grande côte de baleine sur la plage. Je l’ai ramenée à la base et je me suis dit que j’allais la plier pour pouvoir la transporter. Et puis j’ai eu une discussion avec une personne de la réserve naturelle qui m’a fait prendre conscience qu’en tant qu’artiste, je faisais la promotion des matériaux que j’utilisais. En l’occurrence – même si je pouvais avoir une autorisation et que ce n’est pas moi qui avais tué cette baleine –, je faisais la promotion d’une matière animale provenant d’une espèce protégée par le CITES (Commerce internationa des espèces sauvages). J’ai donc ramené la côte sur la plage, puis j’ai trouvé des bois de renne arctique qui sont très nombreux dans la région. À la différence d’une côte de baleine, le bois de renne est une matière animale qu’on peut utiliser alors que l’animal est encore vivant, car les cervidés perdent leurs bois annuellement. C’est une matière osseuse très intéressante, et je me suis débrouillé pour la plier avec des charnières. Donc, cette pièce a évolué, car le matériau de base posait un problème éthique.

M.A.  À mon sens, ton travail aux îles Kerguelen pose à nouveau la question du rapport aux matériaux et aux outils dont on parle depuis le début de cet entretien. Cette question d’une éthique vis-à-vis du contexte est-elle une question que tu te poses lorsque tu façonnes tes propres outils ?

L. T. — De plus en plus, je fabrique des objets avec ce type de questionnement. Mais ces objets sont aussi des outils : ils possèdent une valeur d’usage, comme l’usine à briques de Monbalen. J’ai aussi fabriqué un outil de typographie, une « marguerite » (Marguerites, buis et bois de cerf, mai 2020). Ce sont des pièces de bois que j’ai sculptées pour avoir un petit côté, un grand côté, un côté moyen, un petit arc de cercle et un grand arc de cercle ; qui servent à tracer toutes les lettres de l’alphabet. J’ai donc créé une typographie qui fonctionne avec cet objet unique. La marguerite est née parce que je cherchais un moyen sommaire d’inscrire des mots sur de l’argile.

M. A. — En regardant tes projets, on sent quils sont le produit d’un plasir collectif ?

L. T. — Il y a un plaisir du partage de l’instant, et je fais en sorte que tout le monde s’amuse et qu’il y ait une diffusion de connaissances. Je ne m’impose pas de rythme de travail. Lorsque je travaille en groupe, il arrive que certains passent quelques jours à faire autre chose, d’autres qui construisent, et je suis content que ça se passe comme ça. C’est surtout l’occasion de former une communauté autour d’un projet plutôt que chercher à créer une ambiance de travail. Si j’étais tyrannique, je n’y prendrais pas de plaisir, et puis on s’ennuierait. C’est un équilibre à trouver.

M. A. — Éprouves-tu une difficulté à trouver des terres vierges dempreintes humaines ? À chaque fois que tu vas quelque part, tu finis par trouver des morceaux de plastique, des rebuts industriels. Est-ce que cest quelque chose qui tinterroge? On dit généralement que la fin du xixe siècle est le moment où on a fait la cartographie de la Terre et, avec lanthropocène, on vit le moment où l’empreinte humaine est partout…

L. T. — Je ne recherche pas des terres vierges, je recherche des endroits cachés. Et la forêt est le domaine où on se cache, c’est Robin des bois, le maquis dans le Vercors… Et plus on travaille caché, plus on travaille tranquillement ! Je voudrais citer un auteur à juste titre très controversé : Ernst Jünger4. Il a participé activement au régime nazi, a fait l’apologie de la guerre et de l’administration allemande, mais ce qui m’intéresse, chez lui, ce sont ses pétages de plombs d’après-guerre qu’on retrouve dans Le Traité du rebelle ou le Recours aux forêts (Der Waldgänger), écrit dans les années 1950. C’est hyperintéressant, car c’est la même personne qui a été officier, haut fonctionnaire et qui critique les dérives administratives et prône un retour à la forêt. Jünger prend comme exemple le Waldgänger, un personnage de la mythologie islandaise qui n’est défini que par la négative (on sait que ça n’est pas un ermite, pas un rebelle ni un brigand), juste quelqu’un qui veut vivre en dehors de la société et qui ne veut pas que ça se sache.

M.A.  En retraçant rapidement ta démarche, on pourrait penser que tu t’appuies sur un imaginaire poétique de la robinsonnade voire, plus catastrophiste, du survivalisme. Comment vois-tu ces postures ?

L. T. — La robinsonnade est quelque chose d’accidentel : Robinson Crusoé n’a pas choisi de faire naufrage sur une île déserte. À l’opposé, quand je vais quelque part, je le fais de manière volontaire, donc on ne peut pas vraiment dire que je sois dans la robinsonnades. Quant au survivalisme, je trouve ça dégueulasse. Je préfère vraiment un échange de savoir et une collaboration plutôt que cette infamie égoïste qui consiste à s’encombrer de savoirs qui ne servent à rien. Et puis, leurs connaissances sont principalement destinées à fabriquer des armes en espérant qu’une catastrophe mondiale arrive bientôt. Les survivalistes accumulent un tas de savoirs inutiles comme de gros débiles et attendent d’avoir raison pour pouvoir sortir leur gun. De plus, ils vivent dans la perspective de ne rien partager. Alors que crever en même temps que tout le monde, c’est comme si tu partais parce que la fête est finie, ce qui n’est pas si grave. Rester lorsque la fête est terminée, c’est aussi absurde que de partir avant la fin. Leur seul but est de prouver à tout le monde qu’ils ont raison, ce qui est à l’opposé de ma façon de concevoir ma relation à l’autre. En réalité, je ne me sens concerné ni par la robinsonnade, ni par le survivalisme. J’ai juste envie de pouvoir me détendre par rapport aux objets qui m’entourent et au mode de vie que je choisis. J’aime voir autour de moi des objets que j’ai fabriqués et que je comprends. Et c’est aussi pour ça que je préfère travailler en forêt : parce que mes moyens y sont réduits et que les rares choses que je transporte sont de vieux outils qui n’ont pas besoin d’électricité. J’ai de vieilles haches, des vilebrequins, des machettes… des basiques que j’ai achetés d’occasion et qui ont été fabriqués au plus tard dans les années 1950 avec de bons aciers… Bref, rien à voir avec ces gens qui vont dans les salons du survivalisme !

M. A. — Une autre influence dans ta démarche, pourrait être larchéologie expérimentale, la manière dont des chercheurs essayent de refaire scientifiquement des outils de guerre ou de construction à partir de vestiges afin de comprendre leur processus de fabrication et leur fonctionnement.

L. T. — Oui, j’ai fréquenté des paléontologues et des archéologues lorsque j’étais photographe et spécialiste en moulage. Donc je ne suis pas vierge par rapport à ça. Mais en tant qu’artiste, je ne cherche pas à reconstituer quelque chose. J’essaye d’avoir une lecture logique du paysage que j’imagine être une lecture ancestrale. Finalement, j’essaye de faire au mieux les choses par rapport à un contexte, sans faire appel à des savoirs que je ne peux pas maîtriser ; et surtout, je produis avec un savoir sans division du travail. J’essaye de penser le travail d’une époque où l’artisan ne se résumait pas à une ressource en muscles et en temps.

M. A. — En fait, tu recherches la maîtrise de ton propre temps ?

L. T. — Oui, toujours avec l’idée de me faire plaisir.

M. A. — On peut également voir ton travail dans les lieux plus traditionnels de lart contemporain comme les musées ou les galeries. Quelle différence fais-tu entre les lieux « naturels » et la galerie où tu exposes aussi des pièces ?

L. T. — Dans les galeries, je présente surtout des souvenirs de voyages ou de constructions, des objets liés à ces moments. En réalité, je fais de la « perruque ». Comme les gens qui m’ont aidé pour le four à briques et qui ont fabriqué des petits objets personnels. Et donc, ce que j’expose en galerie, ce sont des perruques, c’est-à-dire des objets qui n’ont pas motivé mon projet, mais qui ont été faits en plus, en utilisant les moyens disponibles. C’est un peu comme les soldats de la guerre de 1914-1918 qui bricolaient des bibelots avec des restes d’obus de l’industrie de l’armement, ou encore les objets de marins comme les bateaux dans les bouteilles. À chaque fois, il s’agit d’objets fabriqués avec des moyens mis à disposition pour autre chose. D’autres fois, je réalise des pièces liées à une galerie en particulier que je ne pourrais pas faire autrement. Dans ce contexte urbain, les pièces sonores sont composées à partir de matériaux que je trouve en ville et qui n’auraient pas de sens à la campagne, comme un train électrique (Train électrique, mai 2019, Les ateliers Vortex, Dijon). Par exemple, tous les petits châteaux d’eau du train électrique sont des cartouches de lacrymogènes de la police, parce qu’à ce moment, on en trouvait plein la rue. J’ai aussi utilisé le bois de platane qui est un arbre qu’on trouve uniquement en ville.

Quand j’ai fait l’Atelier des enfants, à Beaubourg5, ils voulaient que je crée un univers en matériaux naturels, ce qui n’avait pas vraiment de sens au cœur de Paris. Pour finir, j’ai utilisé des échafaudages qu’on trouve en ville et qui sont intéressants parce qu’une fois la pièce terminée, ils redeviennent des échafaudages : il n’y a pas de perte et ni de chutes. Pareil pour les moquettes qui venaient des anciennes scénographies du Centre Pompidou. Pour Atelier des enfants, le plus compliqué a été de négocier avec le contexte administratif et sécuritaire hyperprégnant. En d’autres termes, les contraintes naturelles étaient la sécurité et l’administration. Je suis donc allé au maximum de poids que je pouvais mettre sur la mezzanine, le maximum d’encombrement, et ce sont les sorties de sécurité qui ont dessiné mon parcours. ça s’appelait La Fin du Paléolithique en référence à cette période où les activités liées au bonheur étaient centrales : c’est donc ce que j’ai proposé aux enfants à l’occasion des ateliers Parure, Architecture, Danse, Musique et Peinture.

Laurent Tixador, vue de l’atelier des enfants, Centre Pompidou

Entretien paru dans Radial03 « Frugalité », 2020.


1 Résidence effectuée en mai 2020 à la Maison forte.

2 James C. Scott, Homo domesticus (2017), trad. Marc Saint-Upéry, Paris, La Découverte, 2019 .

3 Agrégats polluants riches en carbone provenant de la combustion de matières organiques.

4 Le Traité du Rebelle ou le recours aux forêts (Der Waldgänger), 1951 ; trad. Henri Plard, réédité dans Ernst Jünger, Essais, Paris, Le Livre de Poche, « La Pochothèque », 2019, p. 481-574.)

5 Laurent Tixador, La Fin du Paléolithique, Centre Pompidou, Paris, 20 avril-2 septembre 2019.