Ce texte est paru dans sa version originale dans Tales n°2 (Le Cirque) sous le titre « En piste les artistes » (Tales pensait que personne ne comprendrait mon titre « Krusti is not Dead »).

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Le monde de l’art a cela de particulier qu’il délivre une valeur à une production en fonction de la réputation de celui qui produit ou de ceux qui entourent cette production. C’est notamment ce qui explique qu’une statuette océanienne ayant appartenu à André Breton vaut plus cher qu’une statuette identique sans « pédigrée ». Du côté des artistes, c’est ce fonctionnement particulier qui conduit à l’effet de winners-takes-all — le fait qu’une poignée seulement d’artistes raflent l’ensemble des gains — dont parlent Robert H. Frank et Philip J. Cook[1]. Dans ce petit monde, chacun joue son rôle, l’artiste produit des objets plus ou moins matériels, les galeristes et marchands pensent les modalités d’échange de ces « objets », les critiques d’art produisent du discours censé détourner le regard de certaines lacunes discursives des artistes ou de la gloutonnerie parfois trop voyante des marchands. De ce point de vue, le monde de l’art revêt l’aspect d’une sorte de comédie digne des films des Marx Brothers où chaque rôle est judicieusement distribué afin de permettre le bon déroulement de l’intrigue, à savoir : qui occupera le top 10 du prochain Kunst Kompass. C’est aussi autour de ce système que peuvent se nouer intrigues, quiproquos et autres numéros d’équilibristes plus ou moins improvisés.

Pablo Cots, Diplome des Beaux Arts

Toiles sous le bras, un jeune homme sort d’un bâtiment au fronton duquel on lit clairement « Beaux-arts ». Devant-lui, se prosterne une dizaine d’individus en costumes sombres étalant des mallettes pleines de billets de banque, scène surplombée — comme il se doit — par l’apparition de la Vierge. Au bas de ce dessin — reprenant les codes des ex-voto mexicains raw art très en vogue aux Etats-Unis — on peut lire : « Le 15 décembre 2004, j’ai obtenu mon diplôme des Beaux-arts de Paris. J’ai eu plein de propositions de galeries. Reconnaissance éternelle à Marie. Vœux exaucés. Merci » (Diplomé de Paris, 2004). Avec sa série des ex-voto, Pablo Cots se joue des codes du monde de l’art, des usages du milieu, des aléas de la vie d’artiste oscillant sans cesse entre célébrité et déchéance. Cots confectionne également des  cartes de marabout pastiches à destination des galeristes leur garantissant de « résoudre tous les problèmes, mêmes les plus désespérés » : reconquête d’une femme, d’une stagiaire ou d’un artiste jusqu’au succès commercial. Garantie absolue, le Dr Cotsou assure avoir « sauvé 1000 galeristes aux Amériques ». Car lorsque les rouages du succès et ceux de l’évaluation des qualités esthétiques se complexifient, il ne reste plus qu’à se vouer aux saints, même si cette dévotion semble naïve et désuète.

Le monde de l’art, c’est aussi des types en costumes anthracite et des filles en robes voyantes, tout l’enjeu étant d’avoir l’air « artiste » avec un détachement ironique de circonstance. Pour Ulla von Brandenburg, tout est question de mise en scène. Avec Quilt I (2008), elle agence 8 costumes sombres et cravates de manière à former un motif géométrique en forme de roue. Au centre de Quilt I apparaît un motif de fleur comme pour surjouer la naïveté de la pièce. Ici, impossible de savoir si ces costumes sont ceux d’un garçon de café ou d’un trader de Wall Street, seule certitude : leur aspect ornemental. De sérieux, le costume-cravate devient grotesque et finit par effacer les différences sociales dont il est traditionnellement le marqueur. D’un autre point de vue, Quilt I fait penser à un organigramme du monde de l’art : différents cercles qui s’organisent du centre à la périphérie et distribué en plusieurs tendances symbolisées par les cravatés. On retrouve cette idée de mise en scène dans le film Ein Zaubertrickfilm (2002). Ici, Ulla von Brandenburg invite ses amis à lui proposer un tour de magie avec tout ce que peut entrainer l’amateurisme d’une telle pratique. Mise en lumière d’un agréable jeu de dupe, car pour Ulla von Brandenburg « on ne sait jamais vraiment si c’est vrai ou pas. Pourtant les tours de magie existent, on se pose toujours la question[2]… ».

Harald Thys et Jos de Gruyter ont quant à eux maille à partir avec la fameuse identité flamande déjà tant tournée en ridicule par leurs compatriotes Marcel Broodthaers ou plus récemment Luc Tuymans. Les deux compères n’hésitent pas à comparer ce qu’ils font avec ironie à ce que fait avec le plus grand sérieux le Vlaams Blok[3] : « Les reportages tournés par le Vlaams Blok étaient très similaire à ce qu’on fait : un type du parti, maquillé en marocain, avec une perruque. ». Ce qui amuse Harald Thys et Jos de Gruyter est l’exploration de la bestialité paradoxalement engendrée par la civilisation. Dignes héritiers des artistes dada, Thys et de Gruyter organisent une performance reprenant les rites pour le moins bizarres des communautés furry[4]. Les 48 heures Kwik Kwak (2004) présente les deux artistes déguisés en monstres enfermés durant 2 jours dans la galerie et nourris à horaires fixes d’un genre de globiboulga de leur composition. Suivant un principe similaire, ils mettent en scène une sorte d’acrobate fluet répétant un numéro de cirque sans parvenir à l’accomplir totalement. L’acrobate trébuche, tombe, se fait mal alors que le spectateur se rend compte de l’absence totale d’intérêt que revêt le numéro sans queue ni tête que semble pourtant vouloir peaufiner le malheureux.

On l’aura compris, ce qui intéresse Thys et de Gruyter est davantage de jouer aux idiots, non pas pour dénoncer une quelconque absurdité convenue de la société, mais simplement pour le plaisir régressif que cela constitue. La bêtise serait-elle davantage une affaire de persévérance qu’un don naturel ? Parfois même leur « programme » résonne comme une définition du métier d’artiste : « on imagine des personnages très idiots mais persévérants et têtus, qui font toujours la même chose. ». C’est de cette manière qu’Harald Thys et Jos de Gruyter mettent en place un univers loufoque dans lequel rien ne semble tenir la corde du sérieux plus de trois secondes. Clown triste ? Connais pas !
Proto-Sisyphsus, de Jana Sterbak, propose au performeur un appareillage qui le transforme en une sorte de culbuto. À la manière d’un funambule, l’équilibre est toujours précaire, seul le mouvement permet au performeur de ne pas tomber. Comme l’ensemble de l’œuvre de Jana Sterbak, Proto-Sisyphsus interroge les conditions de notre liberté tant dans nos possibilités de mouvement que dans nos représentations sociales qui nous font tour à tour nous sentir libres et entravés. Mais contrairement aux dispositifs des artistes féministes des années 1960, les sculptures-performances de Sterbak ne se bornent pas à jouer avec le corps en souffrance — manière somme toute un peu simpliste de définir une condition. Une fois passée l’impression d’étrangeté du dispositif, Proto-Sisyphsus apparaît comme une sculpture ludique dans laquelle le corps entravé de la performeuse finit par trouver son élégance à la manière de ce que produirait un corset, autre instrument de torture du corps féminin.

Dans un autre registre, Eric Duyckaerts s’attaque au débat esthétique, registre duquel les artistes sont traditionnellement exclus. Composant un rap grotesque, il entreprend de déboulonner la statue d’un des pères de l’esthétique occidentale : Emmanuel Kant. L’artiste répète son propos mûrement réfléchi au sujet de l’inventeur de l’idéalisme transcendantal, sur des tons différents et sur un flow douteux : « I fuck you, Emmanuel Kant[5] ». Le décalage burlesque se crée entre le rap au vocabulaire relativement pauvre pratiqué par Duyckaerts et le sujet de son morceau. Le propos se réduit alors à la simple scansion du nom de Kant affublé d’une série de noms d’oiseaux qui semblent pouvoir se répéter à l’infini. Au delà de l’aspect gaguesque de cette œuvre, Duyckaerts montre le fonctionnement pour le moins circulaire des théories esthétiques. Finalement, son puéril « I fuck you » séduit tout autant que les milliers de pages des Critiques du penseur de Königsberg.

La circularité quasi tautologique et l’improvisation nécessairement vouée à l’échec mises en œuvre par nombre d’artistes contemporain permettent de repenser les modalités d’existence et de survivance de l’art et de son écosystème. Présentée comme une fable, la morale de cette histoire est probablement à chercher chez Tom Wolfe. Dans The Painted Word[6], Wolf relate l’impitoyable « guerre des boutons » dans la 10e Rue de New York qui se joue dans les années 1960 entre l’ancienne génération des Expressionnistes Abstraits (Pollock, Rothko, De Kooning… soutenue par Clément Greenberg et Harold Rosenberg) et celle des artistes Pop (Jasper Johns, Lichtenstein, Warhol… soutenue par Léo Steinberg, William Rubin et Lawrence Alloway). Les bandes d’artistes s’affrontent par critiques et expositions interposées comme dans un mauvais remake de West Side Story. Avec Wolf, le cirque prend toute son ampleur, celle d’une comédie humaine postmoderne dans laquelle rien n’est vraiment grave malgré les crocs-en-jambe et les gadins : car ce qui reste finalement sont les applaudissements du public.


[1] Robert H. Frank et Philip J. Cook, The Winner-Take-all Society. Why the Few at the Top Get So Much More Than the Rest of Us, Penguin Books, 1995.

[2] Entretien avec Daria Joubert, Edit : n°5, “Trouble Boredom/ L’Ennui, 2007.

[3] Parti d’extrême droite et nationaliste flamand.

[4] Pratique initiée en Amérique du Nord où des individus se regroupent pour se livrer à des fêtes orgiaques déguisés en animaux.

[5] Eric Duyckaerts, Kant, 2000. Video DVD, 6 minutes.

[6] Tom Wolf, The Painted Word, 1975 [Le Mot peint, trad. fr.Léo Lack, Gallimard, 1978].