Cher Le Monde,
Tu ne le sais pas, mais je prends régulièrement de tes nouvelles. Il y a une quinzaine d’années, tu m’avais chagriné avec un tournant libéral un peu bourrin. Mais depuis, je m’étais habitué ; je savais qu’il ne fallait pas que je lise certains articles. Les autres restaient de bonne tenue, tu ouvrais tes colonnes à des spécialistes, des universitaires, des artistes, des scientifiques, qui pensaient le monde armé de leur raison et de leur expérience. Mais ce 29 septembre, j’avoue que je ne te comprends plus…
Dans le climat très spécial qui anime les médias français, on pouvait s’attendre à un certain nombre de dérapages, une course au populisme, mais je pensais que ça n’était pas pour toi, que c’était réservé à BFM ou RMC, aux habituels médias racoleurs et charognards. Tu sais que la sphère journalistique prend un certain plaisir à souffler sur les braises des tensions qui existent en France. Après tout, Marine Le Pen est une « bonne cliente ». Parler d’elle, l’interviewer, lui consacrer des émissions de télévision fait toujours recette. Et puis, on pense toujours qu’elle va déraper, qu’on va la coincer, la pousser « dans ses derniers retranchements ». Alors, on lui donne la parole, persuadé que le journaliste qui la désarçonnera sera auréolé de gloire. En attendant, rien ne se passe, on invite Le Pen et ses clones, on discute de leurs « idées » comme si elles étaient dignes de débats tout en oubliant qu’on parle avec leurs mots, leurs concepts, leur vision paranoïaque du monde. Je pensais que ton sérieux te préserverait de cette fange…
Il faut dire que, depuis quelque temps, mes amis et moi — les gens de gauche — sommes occupés à déterminer qui parmi nous pourrait être soupçonné de ne pas être « vraiment de gauche »… en d’autres termes des « fachos ». Je l’avoue, notre excitation était suicidaire à tenter de trouver les failles d’un Michel Onfray, de s’acharner sur lui (il faut dire que toi et tes potes, tu nous y as bien aidés). Pendant le temps qu’on cherchait à mettre hors de course nos propres alliés, nos vrais ennemis progressaient, leurs idées s’installaient… Et puis, sans crier gare, tu livres tes colonnes à l’essayiste d’extrême droite Anne de Kerros pour nous parler d’art contemporain…
Cher Le Monde, je sais que tu sais que l’article sobrement intitulé « Peut-on critiquer l’interaction de l’art et du marché sans être qualifié de “réactionnaires” ? » est bâclé. Mais je ne m’explique pas pourquoi tu as laissé Aude de Kerros, auteure ayant antenne ouverte sur Radio Courtoisie[1], exprimer à nouveau toute sa haine de l’art contemporain à l’occasion des épisodes de vandalismes contre les œuvres de Kapoor exposés dans les jardins du château de Versailles. L’as-tu lu ? Vois-tu le soutien implicite qu’elle exprime à l’égard des vandales ? As-tu compris sa justification tordue ? Pour elle, l’art contemporain[2] est un immense complot financier dans lequel les œuvres ne sont destinées qu’à créer de la spéculation avec l’argent du contribuable. Selon elle, les Inspecteurs à la création dilapideraient l’argent des français en achetant des œuvres hors de prix d’artistes étrangers comme Jeff Koons, Paul Mc Carthy ou Anish Kapoor (qu’elle orthographie « Kapour »…). Or, si de Kerros avait un peu travaillé son sujet, c’est-à-dire, si elle avait fait l’effort d’étudier la composition des commissions d’achat (qui est publique !) et des œuvres achetées (qui sont publiques !), elle se serait rendu compte que, non seulement les inspecteurs à la création ne sont pas les seuls maitres à bord, mais encore que les œuvres achetées sont en partie produites par des artistes travaillant en France. Elle aurait bien vu que l’institution française achète très peu de ce qu’elle appelle le « Financial Art », notamment parce qu’il est trop cher ! Tu aurais pu lui dire qu’il suffit de taper « acquissions FRAC » sur Google pour tomber sur la liste des achats pour chaque FRAC de France ! Elle aurait vu que la même chose est valable pour les grandes institutions publiques comme le Centre Pompidou. Cette recherche basique, tes journalistes la font à longueur de journée, alors pourquoi Aude de Kerros en a-t-elle été exemptée ? Même elle, est capable de le faire… Alors, c’est vrai, on pourrait regretter que les prix d’achat des œuvres ne soient pas rendus publics, ce fut d’ailleurs l’objet de la campagne menée par l’artiste Fred Forest en 1997. À l’époque, on lui avait répondu que le prix des œuvres constituait un « secret industriel ». La chose est facilement compréhensible lorsqu’il est un secret de polichinelle que les institutions achètent des œuvres d’artistes à des prix en dessous du marché et que rendre ces prix publics fragiliserait la côte de jeunes artistes collectionnés par les FRAC. Si tu avais demandé à un de tes journalistes du service Culture, il te l’aurait dit tout de suite.
Mon Le Monde adoré, comment as-tu pu laisser écrire à de Kerros qu’elle est une victime, qu’elle n’a pas la parole, qu’elle est la représentante d’une dissidence bâillonnée dans la culture en France. Mais de quelle dissidence parle-t-elle au juste ? De quelles persécutions ? Car je n’ai pas l’impression que les idées d’extrême droite qu’elle prône soient hélas minoritaires dans notre pays ; je t’assure, demande au stagiaire du service « politique ». Je n’ai pas non plus l’impression que la presse cherche à défendre les artistes lorsqu’ils sont attaqués par les ligues de vertus ou les groupes politiques amis de Aude de Kerros. La plupart du temps — au moins depuis l’affaire Mc Carthy et/ou de la banalisation des idées frontistes —, j’ai l’impression qu’on nous sert du « il l’a bien cherché », « je suis pour la liberté, mais on ne peut pas faire n’importe quoi », « on aime bien les artistes subversifs, mais là il exagère/ il faut respecter les croyances d’autrui[3] ». Aujourd’hui, madame de Kerros est majoritaire notamment parce qu’on a tout fait pour la rendre majoritaire.
Mon Le Monde chéri, surveille-toi, tu prends du poids ; pas au niveau du cerveau, mais plutôt à celui les bottes.
Bises & embrasse Libé pour moi.
m.

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[1] Radio de fondamentalistes catholiques et large soutien à l’extrême droite qui a notamment été un des relais des anti-mariage pour tous…
[2] Passons sur le fait que de Kerros englobe l’ensemble de l’art contemporain sous la même bannière mélangeant l’art des artistes du Kunst Kompas avec ceux — la majorité — qui ne vivent pas directement de leur production artistique et qui sont défendus par des galeries à la santé financière précaire. Bref, de Kerros fait exactement ce qu’elle reproche de faire au soit disant « art d’Etat », considérer que le seul art valable est celui d’elle et ses potes.
[3] Les « croyances d’autrui » n’étant évidemment jamais celle en la démocratie, en l’intelligence ou encore l’athéisme…
Mon Maxence, tu ne le sais pas mais je te suis avec intérêt toujours et jubilation souvent. Pourtant vois-tu là tu me déçois un peu. Non que je voudrais que tu te ranges du côté de cette Madame de Kerros dont l’article ne me convient pas et ne me convainc pas vraiment. Mais parce qu’à mon sens tu tombes dans ce travers de plus en plus fréquent : l’absence de discussion et l’envie de faire taire celui ou celle qui pense différemment. Ce n’est pas parce que je suis souvent en désaccord avec Finkielkraut par exemple que j’ai envie qu’il se taise et j’avoue être lassé des quolibets dont mes amis accablent de manière pavlovienne tous ceux qui pensent autrement. J’aimerais bien parvenir à penser en ping-pong. Et que Mme de Kerros soit fréquemment sur Courtoisie alors que j’écoute Fce Culture ne me dérange pas en soi.
Je trouve donc que sa question (« Peut-on critiquer l’interaction de l’art et du marché sans être qualifié de « réactionnaires » ?), question dont l’article certes assez mal fichu ne fait pas grand chose, mérite malgré tout d’être posée. Moi qui ne suit guère qualifié pour écrire là-dessus (ce commentaire te le prouve), j’aurais aimé qu’au lieu de disqualifier immédiatement « l’adversaire » (contrairement à ce que tu écris, elle ne se fait pas passer pour une victime dans l’article, elle ne parle pas des Frac, et rien a priori ne ressort du courant politique d’extrème droite), tu puisses en réfléchir plus généreusement les arguments. De mon point de vue, j’entends ce que veut dire de Kerros, je ne suis pas certain d’y souscrire (car son attaque manque là aussi de nuances) mais j’aspire à des débats féconds où chacun à voix au chapitre. Ainsi et pour terminer ton article sur la Monnaie de Paris n’est peut-être pas sans lien avec ce qui ici en filigrane s’exprime (le marché, les réseaux institués, l’art conceptuel dominant)… Mon Maxence également chéri, pardonne moi ce commentaire mal rédigé et lis y mon amitié virtuel
Chère Aube,
tu m’as bien lu, je n’ai aucune intention d’entrer en discussion avec Aude de Kerros car ce qu’elle dit n’a aucun sens et que pour parler avec ce type de personne il faut épouser leur langage et donc rendre sa pensée famélique. Ma lettre était davantage adressée au Monde dont je suis déçu qu’il publie de tels articles.
Par contre, j’accepte volontiers de parler, de débattre ou de lire avec attention des gens avec qui je ne suis pas d’accord. Tu parles de Finkelkraut, par exemple je trouve que certaines des questions qu’il pose et de constats qu’il dresse ne sont pas absurdes, après c’est sur les conclusion qu’on peu débattre comme souvent. Dans le même registre, je me souviens avoir lu « Les contradictions culturelles du capitalisme » de Daniel Bell, penseur classé parmi les conservateurs américain. Son constat est vraiment convaincant (en gros, la contradiction culturelle entre travail (accumulation de capital) et plaisir (dilapidation de capital) avec le crédit comme agent de liaison paradoxal), mais ce sont ces « remèdes » avec lesquels je suis en désaccord (revenir au religieux + un communautarisme étanche). Chez de Kerros, il n’y a pas de débat, juste des « on dit »,de l’opinion du bistro verveine du Salon d’automne, bref rien avec quoi on puisse discuter. Personne n’aime les inspecteurs à la création (déjà leur nom…), j’en ai rencontré quelques uns dans ma vie et ils ne sont pas plus nuisibles que n’importe quel haut fonctionnaire. Par contre, leur travail d’arbitrage me parait important notamment dans des contextes où certaines régions risquent de tomber dans l’escarcelle du FN. De ce point de vue, l’attaque de Kerros ne parait pas anodine. C’est vrai qu’elle ne parle pas directement des FRACs, mais lorsqu’elle évoque l’art d’Etat depuis 1983, elle parle implicitement des FRAC qui sont les principaux acheteurs institutionnels d’art contemporain que sont chargé de contrôle les fameux inspecteurs à la création. Supprimer ces inspecteurs permettrait plus d’autonomie aux futures régions frontistes pour acheter des artistes « nationaux ».
Il y a certainement une étude sérieuse sur « l’art conceptuel dominant en France » surtout dans les années 1980-1990, mais cette situation hégémonique me parait être quelque chose du passé. Les magazines et les revues consacrés à l’art contemporain n’hésitent plus à parler de peinture et on ne se fait plus traité de facho quand on dit apprécier un peintre actuel (ce qui n’était pas le cas dans les années 1980-90 à ce qu’on m’en a dit). Mais la question est évidemment plus vaste, celle du rapport qu’on entretien avec l’art contemporain en tant que critique d’art et le type d’engagement qu’on est capable de fournir. De Kerros soutien les croutards de son entourage ce qui montre son absence de culture artistique et de réflexion sur la création contemporaine. Sa position est plus confortable que la mienne car les croutards sont légion alors que ceux qui acceptent de parler sérieusement de la création contemporaine sont assez rares (ma posture qui devrait être bien acceptée dans le monde de l’art contemporain, me fait en fait passer pour un râleur ou un type un peu ennuyeux qui la ramène un peu trop sur des exigences de jugement pas glamour).
Ma Aube chérie, je t’embrasse.
Bon j’avoue tout : je n’avais pas été voir les oeuvres de Mme de Kerros et maintenant que la chose est faite, j’ai moins envie d’être indulgent. Je te remercie d’avoir pris le temps de commenter ma réaction. Celle-ci doit être comprise dans notre environnement médiatico-culturelle où quasi tout débat tourne à l’hystérie binaire (je ne parle évidemment pas de toi) j’avais donc envie d’un regard oecuménique. Au fond, il faut penser contre soi-même même si, tu as raison, sa tribune est faiblarde et qu’elle n’avance rien d’intéressant. Quant à toi, mon Maxence adoré, c’est au contraire la joie de lire tes exigences qui, jamais ennuyeuses, éclairent ma petite caboche.