Tout le buz de la série documentaire de Daniel Costelle et Isabelle Clarke s’est construit autour de la recolorisation d’images d’archives, comme ça avait déjà été le cas pour la précédente série sur la seconde guerre mondiale. Sur France 2, en prime time, on a donc pu voir deux heures de documentaire, avec Hitler « en couleur », mais aussi toute sa bande de dangereuses petites frappes sacrément doué pour les mises en scènes morbides et donc fascinantes. Le documentaire est plutôt bien réalisé, pédagogique (au bon sens du terme[1]) et assez captivant. Le seul problème ayant été le retour plateau avec Marie Drucker (la madame Histoire de France 2) entouré des deux réalisateurs, de la voix off (Mathieu Kasovitz)… et d’un psy (J-D Nasio). On aurait aimé avoir un ou deux historiens (en dehors de Costelle) afin d’alimenter un débat sérieux et surement plus intéressant que l’avis d’une voix off (qui n’y est pour rien dans la construction du documentaire) ou d’un psy (dont le seule apport a été d’affirmer qu’Hitler était fou, ce que personne ne conteste par ailleurs !).
Cela fait déjà quelques temps que le débat sur la colorisation des images d’archives existe. L’argument des rubénistes[2] de l’audiovisuel consiste à dire que les images d’archives en noir et blanc ont tendance à créer une distance avec l’histoire et donc empêche d’en tirer les enseignements pour l’époque actuelle. Les historiographes poussinistes pensent, quand à eux, qu’il faut laisser ces images comme elles sont au risque de confondre « histoire » et « entertainment ». Pour ma part, je pencherai plutôt du côté des premiers, car les images d’archives sont justement des archives et que pour qu’elles aient un sens, il faut les interpréter, les faire parler ce qui est d’ailleurs tout le sens du travail d’historien. Refuser d’actualiser ces images (par la couleur aujourd’hui, mais peut-être par la 3D demain) reviendrait par exemple à refuser de traduire les textes latin en français actuel : « Jules César a écrit La Guerre des Gaules en latin, alors apprenez le latin… ». Un peu court pour développer la conscience historique de nos concitoyens…
Une partie du problème provient de la confusion récurrente entre les différents régimes d’images. En effet, il est nécessaire de faire la différence entre images artistiques et images documentaires si on veut comprendre ce débat. En photographie, on connait bien le problème, et on sait aussi que confondre les images documentaires avec les images artistiques permet d’esquiver certains problèmes (notamment déontologiques) de part et d’autre. Sans compter que dans une période où le reportage photographique est moribond, la commercialisation de la photo de reportage dans le champ de l’art permet de trouver une débouchée commerciale inespérée.
Mais quel rapport avec les archives audiovisuelles ? A mon sens, ça fonctionne de la même manière. On confond la colorisation des films noir et blanc avec la colorisation d’images d’archives. Par exemple, coloriser la Vache et le Prisonnier (Henri Verneuil, 1959) n’a pour moi aucun sens car il s’agit d’une œuvre de fiction et que l’image a été pensée par le chef opérateur de l’époque pour tenir en noir et blanc : l’image filmée, le récit, le jeu des acteurs, etc… forment un tout pour un film de cinéma. Lorsqu’on a recolorisé ce film, c’était pour pouvoir le passer en prime-time, pour que les gens ne zappent pas (les directeurs de programmes pensaient que les spectateurs sont aujourd’hui incapables de voir un film en noir et blanc). Fort est de constater qu’aujourd’hui la mode de la recolorisation de films de cinéma semble passée. Ouf!
Pour les archives, c’est fondamentalement différent. D’abord il ne s’agit pas d’une œuvre au sens artistique du terme. On se permet de monter les images d’archives selon les besoins d’une démonstration historique sans réel soucis, par exemple, de leur continuité dans le filmage ou de la volonté de son auteur. Par exemple, le but des images de propagande nazi était à l’origine de faire l’apologie du régime et non pas d’en décrire l’atrocité comme c’est le cas avec leur utilisation contemporaine. A contrario, personne n’a eu l’idée de remonter la Vache et le Prisonnier autrement, en plus « clippé » comme un Tarantino par exemple. Dans la pratique documentaire, on peut donc considérer que recoloriser les images reviennent à compléter le travail du montage, propre de toute production audiovisuelle.

Cela dit, la recolorisation semble pourtant avoir certaines limites notamment lorsqu’elle concerne des images « iconiques » de la seconde guerre mondiale. Dans la première série de Daniel Costelle et Isabelle Clarke, les images trop choquantes des camps étaient restées en noir et blanc, ce qui créait un régime iconographique différent à l’intérieure même du documentaire. On imagine bien d’ailleurs le questionnement des réalisateurs au sujet de ces images, et on peut comprendre l’hésitation à « donner des couleurs » à des images déjà insupportables en noir et blanc. Dans la série sur Hitler, on a aussi vu des extraits de films de Leni Riefenstahl, connu pour avoir réalisé un certain nombre de film à la gloire du régime nazi. Dans mon souvenir, ces images ont aussi été colorisées. Ce dernier point tendrait à rendre caduque l’argument avancé plus haut concernant les œuvres d’art (au-delà de leur propos, les films de Riefenstahl sont indéniablement des œuvres d’art tout comme les films de propagande de Eisentein). Concernant les images extraites des films de Riefenstahl, je pense que s’exprime dans leur colorisation une prise de parti, pour le coup, purement cosmétique de l’image documentaire : la volonté de créer une unité formelle avec des images n’appartenant pourtant pas au même régime d’image.
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Epilogue : la question du rapport à la fiction dans le récit historique a été maintes fois discuté notamment avec les structuralistes et les post-structuralistes. Mais les formes artistiques ne sont pas en reste. Le génial Inglorious Bastard de Tarantino ose par exemple réécrire l’histoire en faisant mourir Hitler dans un cinéma (tout un symbole!). A lire aussi absolument, Hhhh de Laurent Binet qui pose de manière romanesque l’ensemble des questions théoriques liées au travail d’historien dans son rapport à l’écriture de sa propre biographie.
[1] Le bon sens du terme pédagogie est celui qui cherche à transmettre une idée (travail de l’enseignant au sens large) contrairement à l’utilisation de ce terme dans la sphère politique où « pédagogie » rime avec « baratin », montrant par la même toute la considération qu’a la classe politique pour l’enseignement…
[2] Au 17e siècle, une querelle esthétique a opposé les tenant du coloris en peinture (les rubénistes influence par la peinture de Rubens) et ceux du dessin (le élèves de Poussin, les poussinistes).
Dur dur de définir la frontière entre art et document… Le film « Nuit et Brouillard » de Resnais le montre bien. On sent la fascination du réalisateur dans les images, mais on sent aussi le poids de l’image documentaire et de son sens historique terrible…
Du coup le parallèle avec les films de propagande est pas mal… Tu parles d’Eisentein, mais je pense surtout au film incroyable « Soy Cuba » de Mikhaïl Kalatozov. Ce réalisateur de génie en faisant ce film de propagande s’est laissé prendre par ses propres images et a placé la question esthétique (par exemple, un traveling de 10 minutes dans une procession en apesanteur au dessus d’une rue) avant la question du document et du sens de l’histoire.
Résultat, ni les russes ni cuba n’ont voulu de ce film, et les États-Unis l’ont malgré tout interdit pendant la guerre froide car cela restait malgré tout un film de propagande (dans les termes de sa commande au moins).
L.