
Ce texte a été prononcé à l’occasion du Symposium Limber: Spatial Painting Practices organisé par l’UCA (University of Creative Art, Canterbury, UK) le 5 octobre 2013.
Je remercie Ian Bottle, Uwe Derksen, Rafau Sieraczek, Cherry Smyth et Jost Munster pour leur invitation.
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L’hypothèse quelque peu provocante de cette communication est qu’un des aspects marquants de l’époque actuelle est que les expositions semblent avoir pris le pas sur les œuvres en tant que telles. Si l’on peut marquer l’apparition de cette idée avec l’émergence, puis la popularisation, d’expositions-manifestes et de la figure du commissaire-auteur d’expositions (Harald Szeemann, Pontus Hulten, Jean Clair, etc.), cela semble prendre une ampleur tout autre ces derniers temps. Avec des commissaires d’expositions-auteurs comme Harald Szeemann, les expositions devenaient des œuvres personnelles, tant et si bien qu’une exposition pouvait être appréhendée dans sa totalité au même titre qu’une œuvre d’art.
Cette attitude — cette attention réceptive qui fait que l’exposition devient candidate à l’appréciation esthétique au même titre qu’une œuvre singulière — a d’ailleurs été largement théorisée par Szeemann lui-même. Plus récemment, dans les années 2000, le commissaire d’exposition et critique d’art français Éric Troncy a tenté de prolonger la posture de Szeemann[1]. Ainsi, pour résumer la pensée de Troncy, on pourrait dire qu’il envisage le commissariat d’exposition comme un geste créatif de mise en relation d’œuvres afin de former un tout unique et cohérent dans un contexte particulier. Pour le dire plus simplement, Troncy voit le commissaire-auteur comme un réalisateur de cinéma qui convoque des acteurs afin de leur faire jouer un rôle déterminé. Le rôle que joueront ces acteurs peut changer d’une mise en scène à l’autre. Dans une certaine mesure, ils sont flexibles, ils s’adaptent aux besoins du scénario. Dans ce jeu, les acteurs seraient évidemment les œuvres.
Cette posture curatoriale a posé un certain nombre de problèmes lorsqu’elle est apparue à la fin des années 1960 et qu’elle s’est généralisée dans les années 2000. Un de ses « effets collatéraux » a été une forme de fétichisation de l’exposition comme forme, fétichisation qu’on pensait jusqu’alors réservée aux œuvres d’art. Dans ce mouvement, on a vu fleurir des programmes de recherche universitaires et des formations dédiés à l’exposition, ainsi que des revues entièrement consacrées aux questions de commissariat d’exposition comme The Exhibitionnist[2]. Des photographes se sont également spécialisés dans la prise de vue d’exposition. Par exemple, à Paris, 4 ou 5 photographes se disputent ce marché de niche, ce qui n’est d’ailleurs pas sans poser problème quand à la standardisation des traces des expositions, voire de la manière photogénique dont on conçoit les scénographies d’exposition en pensant à la photo qu’elles pourraient donner, photographie qui — faisant office de document de communication — sera à même d’inciter le public à venir visiter les lieux et décidera du succès public de la manifestation.
En quelques années, le monde de l’art a changé avec la banalisation de la figure du commissaire-auteur. Même si cette posture a fait grincer quelques dents du côté des artistes, elle est, la plupart du temps, aujourd’hui acceptée. Si on considère ces nouveaux commissaires d’exposition comme des auteurs, faut-il pour autant considérer leurs expositions comme des œuvres ? Si la réponse est positive — et vous vous doutez bien qu’elle le sera, car c’est mon hypothèse de base —, cela induit un certain nombre d’attitudes de réception parmi lesquelles le fait que cette forme puisse être archivée (ou conservée) soit pour être étudiée, soit pour être rejouée. Il est probable que le point d’orgue de cette attitude ait été atteint lors de la dernière Biennale de Venise avec la reconstitution de l’exposition séminale de 1969 « When attitudes become form ».
Depuis quelques années, le virus de la reconstitution semble avoir envahi le monde de l’art. L’artiste Marina Abramovic avait ouvert le bal en captant l’héritage des performances des années 1960-1970 et en organisant des tournées mondiales de performances. Certains artistes encore vivants ayant participé à l’âge d’or de la performance procèdent ainsi à un pillage méticuleux des œuvres de ceux qui n’ont pas eu la chance de leur survivre. Suivant ce modèle, pourquoi les commissaires d’exposition de cette même génération se priveraient-ils de cette nouvelle manne ? Bien que pas très passionnantes, ces initiatives n’avaient pas encore envisagé de re-jouer une exposition entière, du moins de manière consciente[3]. C’est désormais chose faite avec Germano Cellant associé pour l’occasion à Thomas Demand et à l’architecte Rem Koolhaas autour de la reconstitution de « When attitudes become form ». Cette posture a même un nom : le re-staging.
Si on en croit l’entretien publié par Artpress (juin 2013), ce remake de « When attitudes become form » regroupe « quasiment » toutes les œuvres de l’exposition historique. Dans cette histoire, c’est le « quasiment » qui est intéressant : si on considère une exposition comme une œuvre composée d’œuvres (ce qu’avançait plus ou moins Szeemann)comment peut-on présenter cette œuvre « presque » entièrement sans en tronquer le sens ? Imaginerait-on de montrer la Joconde sans ses mains ? Au-delà de la plaisanterie que constitue cette dernière remarque, ce presque fac-similé d’exposition pose le problème du sérieux et de l’intérêt de ce type d’initiative. Quel est concrètement l’intérêt pour le visiteur de voir la reconstitution d’une exposition vieille de presque cinquante ans alors qu’il existe un certain nombre de documents relatant cette expérience ? Il faut noter que le re-staging a lieu à Venise et non dans le bâtiment de la Kunsthalle de Bern, donnée qui semble par ailleurs contradictoire avec l’intérêt pour l’in-situ déployé par nombres d’artistes de l’époque et présents à l’exposition de 1969. Je ne cherche pas à dire que les expérimentations de formes anciennes n’ont pas de sens — les tentatives de reconstitution d’outils ou de machines anciennes dans l’archéologie expérimentale apprennent énormément sur les contraintes techniques dont nous n’avons plus idée —, mais appliquer cette ré-expérimentation à un événement relativement récent, mythique, et sur lequel il existe une littérature pléthorique, ne semble pas vraiment avoir de sens si ce n’est celui de créer « l’événement » de « faire un coup » (les magazines d’art en parlent, le monde de l’art en parle !). Pour ma part, il me semble beaucoup plus intéressant de questionner l’imaginaire d’une forme curatoriale que de tenter — nécessairement maladroitement — de reconstituer une forme en dehors de son contexte géographique ou spatial. On imagine bien qu’une reconstitution de la bataille d’Austerlitz ou de Waterloo à Hawaï pourrait être très amusante, mais on voit mal comment cette expérience pourrait renseigner sur les conditions matérielles et le déroulement de ces faits historiques…
Tout ce développement a pour but de nous amener à une question pour laquelle je n’ai pas vraiment de réponse. Si on considère que l’exposition de peinture est un genre curatorial, quel imaginaire travaille l’exposition « Limbe » qu’on peut voir actuellement dans la galerie de l’UCA. En travaillant un peu la question, j’ai trouvé quelques occurrences d’expositions marquantes autour de la question picturale, mais la plupart d’entre elles travaillaient une sorte de nostalgie de la peinture ou de ce qu’on a appelé au début des années 1980 « le retour de la peinture ». Parmi ces expositions marquantes, « ZeitGeist » (1982), la 46e biennale de Venise organisée par Jean Clair (1995), l’exposition « Chers Peintres » au Centre Pompidou (2002), ou plus récemment les présentations « The Triumph of Painting » consacrées à la peinture par Saatchi (2005)[4]. Mais à chaque fois, j’ai l’impression que ces expositions avaient pour objet de tenter de réanimer une peinture expressive— voire expressionniste—, parfois figurative, mais en tout état de cause en prise directe avec une forme de pensée romantique de l’expressivité de la peinture. Telle n’est pas le cas pour « Limbe » dans le sens où cette présentation ne participe pas d’un imaginaire tel que décrit plus haut. Reste à trouver l’imaginaire que travaille une exposition comme « Limbe » — l’envisager peut-être elle aussi comme un tout unique et singulier — ; toute la difficulté étant que le programme que Cherry Smith et Jost Muster se sont fixé était d’explorer la lisière du medium pictural.

[1] « […] l’exposition me parait n’être que la contextualisation de l’œuvre : celui qui fait exposition n’est rien moins que l’auteur de ce contexte. Ne voulant pas chercher refuge derrière un contexte thématique, théorique ou historique, il m’est, en effet, récemment apparu que la meilleure dénomination pour qualifier celui qui fait exposition était “l’auteur”. J’emprunte bien évidemment ce terme au “cinéma d’auteur” […] et , pour être tout à fait honnête, à diverses déclarations de Harald Szeemann, premier commissaire d’exposition à avoir, d’ailleurs peut-être malgré lui, incarné ses expositions » (Eric Troncy, « La satiété du spectacle » dans Coolustre, Weather Everything , Dramatically Different- 3 expositions d’Eric Troncy,Dijon, Presses du Réel, 2003, p. 8). Ces dernières années Troncy est un peu revenu sur ces postures radicales.
[2] Le fait que cette revue reprenne la maquette historique des Cahiers du Cinéma n’est pas anodin lorsqu’on sait que les Cahiers défendaient une politique des auteurs dans le cinéma dès années 1950 !
[3] On pourrait démontrer que depuis plusieurs décennies, la plupart des expositions d’art contemporain à ambition néo-avant-gardiste semblent rejouer parfois pathétiquement la fameuse « When Attitudes Become Forms », ou du moins travaillent ce mythe.
[4] « ZeitGeist », commissaires : Christos M. Joachimides et Norman Rosenthal, Berlin, 1982 ; Jean Clair, « 46e biennale de Venise », Venise, 1995 ; « Cher peintre – Peintures figuratives depuis l’ultime Picabia » , commissaire Alison Gingeras, Paris, Centre Pompidou, 2002 ; Saatchi Gallery, « The Triumph of Painting », 2005.
Bonjour Maxence,
L’importance croissante accordée au rôle du « curator » et la tendance à considérer l’exposition comme une œuvre en soi va dans le sens d’une fétichisation. Le processus me semble moins artistique que religieux : comme vous le soulignez, la reconstitution d’expositions mythiques (sacrées ?) n’apporte rien à leur compréhension, mais permet de communier dans l’ostension de quelque chose qui fonctionne comme une relique.
Voir ou revoir ces expositions n’apporte pas grand-chose. Qui a réellement appris quelque chose que les textes et les photographies ne lui avaient déjà dit dans le re-staging de « When attitudes become form » ? On n’y vient ni pour admirer des œuvres (dont beaucoup sont absentes ou approximativement reconstituées), ni pour comprendre la démarche de Szeemann. On y vient, oui, pour communier, c’est-à-dire vérifier dans un exercice de dévotion communautaire que nos vies et nos pratiques s’accordent sur les mêmes valeurs fondatrices. Quant un chrétien va à la messe, c’est moins un exercice spirituel qu’un exercice social et culturel : faire corps avec la masse de ceux qui partagent ses valeurs (métaphysiques, mais aussi et surtout leur traduction sociale et politique), et donner corps à cette masse (se compter, comme dans une manifestation hebdomadaire ritualisée).
J’avais été frappé par ces aspects, notamment à l’occasion du re-enactment de la « Bataille d’Orgreave » par Jérémy Deller. Il ne s’agissait ni d’apprendre quelque chose, ni de changer ou accomplir quelque chose qui aurait été laissé inachevé par les émeutes réelles. Il ne s’agissait « que » de réparer le traumatisme des policiers et des mineurs en les faisant jouer leur propre rôle dans la même pièce. Cette notion de réparation rejoint celles du « care » et du « cure » que l’on retrouve dans « curator » : soigner, prendre soin, etc.
En ce sens, le re-enactment (d’expositions, d’œuvres ou d’événements quelconques) rejoint la reconstruction au sens médical : reconstruction chirurgicale, « réparatrice » (puisque c’est bien de cela qu’il s’agit), etc. Or, les reliques et les fétiches ont aussi une fonction curatrice : toucher le bois de la vraie Croix ou le crâne de tel saint n’est pas une expérience esthétique, mais un acte magique. À sa manière, « Les Magiciens de la Terre », même si son propos était apparemment autre, annonçait ce déplacement. Les curateurs sont moins des artistes (au sens traditionnel) que des gourous.