Il y a quelques années, dans l’Artiste opportuniste[1], j’avais tenté une description un peu vacharde du processus d’apparition et du fonctionnement des œuvres de Thomas Hirschhorn. J’évoquais la posture de l’artiste dont je n’arrivais pas à déterminer s’il s’agissait de naïveté ou de démagogie — voire de cynisme —, de réelles réflexions sur les auteurs qu’il convoquait dans ses pièces ou d’une célébration béate lourdement appuyée. Je pensais que les grandes kermesses hirschhorniennes n’étaient que des cafés philos arty destinés à ceux qui n’iront jamais — par snobisme — dans ce genre de lieu. Sans toutefois bouleverser mon approche des activités d’Hirschhorn — je reste notamment assez perplexe lorsqu’il parle de politique et de social —, l’exposition du Palais de Tokyo m’a permis de réviser certaines opinions que j’avais sur le travail de l’artiste.
« Flamme Eternelle » occupe une partie du sous-sol du Palais de Tokyo où Hirschhorn organise une sorte de MJC cloisonnée par des murs de pneus. On y trouve des chaises, des fauteuils customisés à la mode Hirschhorn, des pancartes en carton aux textes inachevés et des blocs de polystyrène destinés à être sculptés. Au détour d’un tas de pneus surgissent une bibliothèque et un salon de lecture ; plus loin, une salle informatique où on peut imprimer tout ce qu’on veut. Des banquettes customisées sont disposées devant des écrans équipés de lecteurs dvd où le visiteur est invité à visionner des films ; puis apparait une salle de rédaction où se construit le journal de l’exposition photocopié au jour le jour. Le parcours est ponctué d’agoras au centre desquelles brule une flamme où des écrivains, des philosophes, des musiciens, etc., interviennent. L’artiste revendique le fait qu’il n’y ait aucune programmation communiquée à l’avance, c’est pour lui ce qui fait la différence entre art et animation cultuelle. Je reste pour ma part dubitatif face à cette absence de programme qui semble un moyen pour Hirschhorn d’être le seul à occuper l’affiche. Dans ce dispositif, le bar est central et propose des consommations à des prix imbattables pour le quartier (les cafés à 1 euro et les bières à 2 !). Tout est là pour favoriser « l’être ensemble » cher aux politiques culturelles participatives tellement en vogue. Partout s’affiche la signature visuelle de l’artiste (scotche marron et carton) histoire de rappeler qui est le patron. Bref, typiquement le genre d’exposition pastorale (au sens théologique du terme !) que j’ai tendance à fuir.


Tout juste arrivé dans le labyrinthe de pneus, je croise l’artiste qui se prépare à parler avec un groupe de collégiens. Le groupe prend place autour de la flamme de l’agora. Hirschhorn se place parmi eux et engage la discussion. Les collégiens commencent à lui poser tout un tas de questions sur ce qu’est l’art, ce qu’est un artiste, sur son engagement, la manière dont il travaille, etc. Hirschhorn y répond avec cet austère accent suisse qui trahit malgré tout une certaine gourmandise face à cet exercice qu’il a probablement répété des centaines de fois, un peu comme une générosité qui n’ose par vraiment s’exprimer. Premier choc, il leur dit qu’il y a toujours un risque que les choses échouent, mais que ce n’est pas grave. Un collégien lui demande s’il planifie ses œuvres et l’interroge sur la manière dont il pense ses installations. Hirschhorn répond : « Tout est réfléchi dans mon travail, mais pas ses conséquences. Je peux expliquer tout ce que je fais, mais j’agis « sans tête » [il répète cette expression à plusieurs reprises]. ». Ce qui m’a marqué, lors de cet échange est l’impression qu’il se passait quelque chose chez ces jeunes gens, qu’ils comprenaient quelque chose de la figure de l’artiste et de ce que l’art offre comme possibilité de recombiner le réel selon ses envies, ses aspirations et ses révoltes. Alors, même si le dispositif d’Hirschhorn est trop littéral lorsqu’il raconte qu’il faut entretenir « la flamme » (de la connaissance, de l’amitié, de la discussion, etc.) assis devant une « vraie » flamme ; même si la mégalomanie de l’artiste transpire par tous les pores de l’exposition ; même si l’instrumentalisation des intervenants et du public pose question… je ne peux m’empêcher de penser que l’énergie qu’a communiquée Thomas Hirschhorn, ce jour-là, à ce public de collégiens est probablement une des choses les plus précieuses qui soit.


[1] Maxence Alcalde, L’Artiste Opportuniste. Entre posture et transgression, Paris, L’Harmattan, coll. Art en Bref, 2011, p. 66-67.
c’est le direct
c’est le vivant
c’est l’aller retour
la parole de l’autre qui fait écho dans son parcours
on peut même se mettre en danger, aussi
oui, oui, ne pas être à sa place avec son bazar !
c’est l’artiste « médiateur »
… un peu l’opposé de ce qui se passe de nos jours, hein ?
—
y-a plus d’époque !*
jf le scour, 2014
*je sais, je sais, je revendique
Bien vu, mais le problème est justement qu’ici l’artiste se contente de faire de la médiation, c’est pour ça que ça me semble être une trés bonne expo pour un groupe de scolaires mais un peu faible pour des gens qui ont en vu un paquet.
Merci Maxence pour ce point de vue qui donne beaucoup à réfléchir sur l’ambiguité de la démarche d’Hirschhorn. Je n’ai pas encore vu l’expo mais tout cela me semble très juste!!!
Vanessa, plus j’y pense et plus je me dis que Hirschhorn instrumentalise absolument tout le monde et que comme chacun à de quoi « manger » alors on le critique finalement assez peu… Mais ça m’intéresse d’avoir votre avis après visite!
Bonjour Maxence, de retour du palais de Tokyo, je suis très embarrassée… pire que manipulée, je me sens piégée car obligée d’approuver la démarche: comment en effet critiquer ce qui se présente sous le signe de l’absolue générosité? Je suis tombée sur une conférence sur le Traité de l’âme d’Aristote, des visiteurs qui regardaient un film des frères Cohen, d’autres qui sculptaient le polystyrène, le petit journal de demain était en préparation… Tout cela fait tellement consensus qu’on ose à peine émettre une réserve, sous peine d’apparaître (même à ses propres yeux) comme un horrible élitiste. Effectivement il m’a semblé que l’aspect positif est de faire découvrir l’art à ceux qui ne le connaissent pas. Mais est-ce que cela suffit?
Je m’étais baladée dans sa « caverne » avec intérêt. Cette nouvelle démarche me plaît bien.
Merci Vanessa, tu mets le doigt sur quelque chose de capital : je pense que cette expo est justement l’occasion de revendiquer la part « d’élitisme » de l’art contemporain; Par élitisme, je veux dire un art exigeant envers son public, un art qui demande plus d’une minute pour être récupéré par le markéting ou l’animation culturelle, un art qui demande un peu de travail pour le comprendre de la même manière que pour comprendre les êtres il faut s’investir dans une relation, parler, échanger, s’engueuler, rire, etc.. Mais c’est peut-être un peu utopique de ma part de penser qu’on puisse encore s’émanciper les habitudes prises avec la surconsommation des biens et donc des êtres.
Tout à fait d’accord! Ce serait une bonne l’occasion d’éclaircir tout ça… de mon côté il me semble que l’expo nous accuse implicitement d’être en même temps compliqué et privilégié (je suis sans doute un peu paranoïaque, mais quand même…) comme les deux étaient liés. Il serait important de faire une mise au point sur le fait que l’exigence d’un art qui fait réfléchir n’est pas attachée à une condition sociale. Qu’en penses-tu?
Ce n’est jamais simple ces histoire d’autant plus qu’on est tributaire d’un certain nombre de reflexes dans le champ culturel qui font qu’on a tendance à toujours surdéterminer tout comportement de consommation culturelle à une origine sociale. Même si c’est en partie vrai, je pense que le champs des arts est un champ d’exception où aucune égalité n’est à l’oeuvre. C’est le régime de fonctionnement de l’art décrit (entre autres) par Menger dont le moteur est l’acceptation d’une inégalité première qu’on peut rapidement appeler le talent (c’est évidemment bien plus compliqué). Hirschhorn joue les Bourdieu-skizo en nous faisant croire à l’immédiateté de son art tout en aménageant notre culpabilité comme tu l’écrits à juste titre. Et la culpabilité, ça marche extrêmement bien dans nos milieux cultivés/artistique où on nous répété sans cesse qu’on est des privilégiés (les artistes/critiques d’art ça ne travaille pas vraiment parce que ça fait ce que ça aime faire…) en comparaison aux « vrais » travailleurs. Seulement, la culpabilité nous fait oublier que pour apprécier l’art que nous apprécions (ainsi que pour mettre en doute d’autres postures qui nous paraissent problématiques) nous avons lu, vu, pensé, nous sommes retournés sur les lieux du crime pour résoudre des mystère dont nous sommes les coproducteurs avec les artistes.Et pour cela, la seule difficultés sociales est la première fois où on pousse seul (càd en dehors des sorties scolaires) les portes d’une galerie ou d’un musée.