Cela fait la deuxième fois que les œuvres du sculpteur britannique Anish Kapoor sont vandalisées. Si la première fois, le vandalisme se « limitait » à des jets de peinture, celui de ce week-end précise le geste : il s’agit d’inscriptions antisémites, accusant notamment l’artiste d’antiFrance. On retrouve ici nombre d’accusations traditionnellement portées par l’extrême droite française et les fondamentalistes catholiques biberonnés aux théories du complot satanico-judéo-maçonnique. Cette rhétorique n’est pas nouvelle, le triptyque juif-maçons-satanisme remonte au moins au milieu du 19e siècle et fut très populaire dans les années 1930, pour ne parler que de la France. Pour avoir une idée assez précise de ce type de discours, il suffit de visionner Forces Occultes (1943), film de propagande commandé à Paul Riche par Vichy.

Le film débute au milieu des années 1930 avec une scène de débat à l’Assemblée nationale. Le député Avenel prend la parole sous les huées des parlementaires : « La droite, la gauche, ce parlement ne représente que la corruption. Vous capitalistes, vous n’avez cessé de pousser la classe ouvrière à la misère. Et vous communistes, vous n’avez cessé d’exploiter cette misère voulue par les capitalistes. » Les parlementaires poussent des cris de chèvre et de coq, leurs visages sont rendus grotesques et déformés terminant de les faire passer pour des animaux. Le tribun reprend la parole : « et vous tous parlementaires désuets et périmés […] il semble que par une étrange aberration, la Chambre toute entière soit prête, comme toujours, à trahir l’intérêt français au bénéfice de certains intérêts internationaux très particuliers… ». La caméra surprend la confidence de deux parlementaires échangeant au sujet des talents incontestables d’orateur du député Avenel. Ils ne tardent pas à conclure qu’il faudrait qu’ils recrutent Avenel pour leur loge maçonnique. S’en suit une scène tournée rue Cadet, siège du Grand Orient de France. La scène débute par l’image du vénérable Larivière (également Président de la Chambre des députés) allumant son cigare sur un chandelier à trois branches orné d’un triangle en son centre. Lorsque le vénérable parle, une ombre dessinant le « profil sémite » (figure bien connue de la propagande vichyste) vient surmonter son visage comme s’il veillait sur ce dernier… Au bout de 8 minutes de film, tout est posé : les « intérêts internationaux très particuliers » qui dominent la France (comprendre « les juifs »), les francs maçons cyniques qui contrôlent le Parlement, et leurs aspirations sataniques symbolisées par le vénérable qui allume son cigare (= forces de l’argent) sur un chandelier représentant la trinité (=blasphème = satanisme).

Forces occultes 1943. L'hombre du juif planant sur les délibérations du Grand Orient.
Forces occultes 1943. L’hombre du juif planant sur les délibérations du Grand Orient.
Forces occultes 1943. L'ombre renversée de la fenêtre du bureau de Larivière comme signe de ses aspirations sataniques.
Forces occultes 1943. L’ombre renversée de la fenêtre du bureau de Larivière comme signe de ses aspirations sataniques.

Malgré les avertissements de son épouse dévouée, Avenel décide de se faire initier, pour rapidement se rebeller contre l’autorité maçonnique corrompue (conflits d’intérêts, magouilles judiciaires, affaires financières au profit de banquiers juifs, etc.). Le reste du film — remake fascistoïde du Mr. Smith au Sénat (1939) de Capra sans happy end — n’est qu’une déclinaison de ces thèmes censés montrer les raisons de la débâcle de 1940. Le générique de fin est particulièrement glaçant : on y voit le vénérable en habit de cérémonie attiser un globe en flammes avant que le mot « fin » vienne s’inscrire dans une étoile de David… Inutile de dire qu’on retrouve l’ensemble de ces thèmes — du complot à la débâcle — largement exploités par la fachosphère développée à grand renfort d’essais sociétaux et de vidéos youtube.

Forces occultes 1943. Larivière en habit de cérémonie maçonnique incendiant le Terre.
Forces occultes 1943. Larivière en habit de cérémonie maçonnique incendiant le Terre.
Forces occultes 1943. Carton de
Forces occultes 1943. Carton de « fin » sur imprimé sur l’image de Larivière incendiant la Terre.

Pourquoi ce rappel historique pour parler du vandalisme des œuvres de Kapoor à  Versailles ? La raison parait évidente, ce vandalisme est signé de manière extrêmement claire et — contrairement aux profanations de sépultures la plupart du temps perpétrées par des jeunes gens idiots vaguement fanatiques du IIIe Reich au point de bien souvent dessiner leurs croix gammées à l’envers — il est à Versailles le fait d’un groupe culturellement structuré coutumier des attaques contre l’art contemporain. Dès lors, comment ce fait-il qu’en vertu du droit français, ces groupes ne soient pas dissouts ? Comment ce fait-il qu’on ne retrouve pas les auteurs de ces vandalismes, alors même qu’on peut imaginer que les jardins du château de Versailles sont gardés jour et nuit (la pièce vandalisée — ayant déjà été victime de dégradations — est particulièrement facile à surveiller, se trouvant en contrebas des grandes marches) ?

Il est vrai qu’il existe une certaine complaisance face à ces opérations de destruction d’œuvres d’art, surtout lorsque cela se passe dans nos démocraties. De Michel Onfray à Alain Finkielkraut en passant par Luc Ferry, il est devenu normal de trouver que « l’art contemporain c’est de la merde ! ». Et dès lors que des « autorités intellectuelles »[1] tiennent ce type de discours, la conclusion parait évidente : ils offrent un blanc-seing à quiconque entreprendrait de s’attaquer physiquement à des œuvres d’art. De ce point de vue, les intellectuels ont une responsabilité dans la banalisation du discours binaire. Comme je l’ai affirmé dans un précédent article, je ne nie pas qu’on puisse débattre de l’opportunité de présenter de l’art contemporain dans un lieu de patrimoine déjà saturé de signes, mais détruire n’est pas débattre. Le risque de l’art devrait être celui de plaire ou de déplaire ; jamais celui de sa destruction.

Mais, là où on pourrait peut-être excuser la légèreté des analyses d’intellectuels s’exprimant sur un sujet qu’ils ne maîtrisent pas ; ce qui parait plus surprenant est le soutient de certains critiques d’art aux vandales Versaillais. C’est notamment le cas de Nicole Esterolle[2], critique d’art jouissant d’une chronique régulière dans le magazine Artension, qui n’hésite pas à poster sur facebook : « un nouvel outrage à l’œuvre de Kapoor. Kapoor a dit lui-même que les actes de vandalisme sur son œuvre font partie de l’œuvre… et de sa stratégie de reconnaissance… dans la mesure où ils sont vecteurs de buzz et de médiatisation et donc de valorisation marchande… de là à se demander si ces nouveaux vandales ne sont pas des employés ou des manipulés par sa boite de com… Fleur Pellerin, est-elle capable de comprendre les mécanismes de cette alliance objective entre provocation et réaction? ». Esterolle laisse ensuite ses supporters déverser leur haine de l’art contemporain sans jamais tenter de nuancer leurs propos. Quelques-uns d’entre eux tenteront de freiner le lynchage, en pure perte.

capture d'écran de la page facebook de Nicole Esterolle
capture d’écran de la page facebook de Nicole Esterolle

Mais évidemment, les attaques de l’extrême droite contre l’art contemporain ne datent pas d’hier. Sans remonter une fois de plus aux années 1930, je me souviens avoir consulté les coupures de presse collectées pendant l’exposition « Hors Limites » du Centre Pompidou[3]. Cette exposition avait pour ambition de présenter des œuvres transgressives. Une œuvre en particulier avait excité les ligues de vertu : Le Théâtre du Monde de Huang Yong Ping (métaphore de la mondialisation à travers un vivarium dans lequel l’artiste avait disposé diverses espèces d’insectes venus du monde entier et qui allaient fatalement s’entredévorer).

Bien avant le vernissage, la SNDA (société nationale pour la défense des animaux) avait protesté en prévision de l’œuvre de Ping. Cette association s’était alors alliée à la presse d’extrême droite pour relayer son combat. La SNDA a eu gain de cause et la pièce de Ping n’a pas été activée (le vivarium était exposé vide avec un cartel en expliquant les raisons). Autour de « Hors Limite » et de l’œuvre de Ping, une majorité d’articles glanés dans Minute ou National Hedbo dénonçait la nullité de l’art contemporain fruit d’un complot ourdi par des pédérastes, des pédophiles, des cosmopolites, voire par les fameux « intérêts internationaux très particuliers » qu’on trouvait déjà dans le film de Paul Riche. Les articles allaient du racisme ordinaire (« Comme je le dis toujours, nous avons assez de nos propres horreurs, pas la peine d’en faire venir encore d’ailleurs[4]… ») aux sous-entendus les plus nauséeux. L’ensemble des articles parus dans cette presse attisait la fibre populiste de son lectorat — voire la xénophobie comme dans l’extrait cité plus haut —, en même temps qu’il exprimait un rejet radical de l’art moderne et contemporain. Ainsi, on pouvait lire des articles intitulés « Tuerie à Beaubourg » (Minute, 19 octobre 1994) où le journaliste appelait à faire une pétition contre François Barré (alors président de Beaubourg) ; « L’ignoble exposition de Beaubourg » (Minute, 28 décembre 1994) demandait la démission de Jacques Toubon alors Ministre de la Culture en l’accusant, entre autres, d’être « de la partouze » ; « L’apologie de la chienlit » (National Hebdo, 19 janvier 1995) évoquait, quant à lui, un « paléogauchisme de la transgression » accompagnant le « lent mouvement de destruction mentale », l’auteur ajoutant pour clore son article : « Au bout du chemin, c’est la ruine de notre civilisation, et notre peau, que l’on veut. » ; etc.[5].

hors limites centre pompidou

Ces attaques étaient concomitantes avec une « Crise de l’art contemporain » dont la France a le secret. La défense orchestrée à l’époque par Artpress n’était pas glorieuse non plus, se contentant de renvoyer, à peu de frais, les détracteurs de l’art contemporain au fascisme des années 1930. Jamais Artpress n’a tenté à cette période de déconstruire le discours des détracteurs de l’art contemporain et de proposer une approche complexe de l’art contemporain. Au lieu de s’engager dans une réflexion sur le gout, l’éthique, la société, la politique, etc., le numéro spécial « La crise de l’art contemporain » d’Artpress[6] n’a consisté qu’à amalgamer certains intellectuels (Jean Clair, Jean Baudrillard, etc.) et l’extrême droite. On peut alors, sans trop de risques, prédire que de longues colonnes creuses du prochain numéro d’Artpress seront consacrées au vandalisme de l’œuvre de Kapoor sans qu’une fois l’épisode clôt, on ait eu l’impression d’avancer dans ce sempiternel débat…

Enfin, suite à ce vandalisme, l’artiste Anish Kapoor déclare qu’il ne souhaite pas restaurer les œuvres graffitées, que désormais elles seront présentées telles quelles, c’est-à-dire « ornées » de leurs graffitis antisémites. Il existe un précédant relativement intéressant dans l’exposition des traces d’un vandalisme et de leur « valorisation », lors de la rétrospective consacrée à Daniel Buren au Centre Pompidou[7] en 2002. Pour l’occasion, Buren avait exposé les palissades du chantier de Deux plateaux (1986) — œuvre plus connue sous le nom de « Colonnes de Buren » — disposés à la manière des House of Cards (1969) de Richard Serra. Les palissades offraient alors la lecture des graffitis injurieux — toujours les mêmes (racisme, antisémitisme, homophobie, etc.) jouxtant des tags plus « classiques » — qu’avaient cru ingénieux d’y inscrire les détracteurs de Deux plateaux avant même que la pièce en soit achevée… Même si cette haine a permis à Buren de produire sa première (et dernière) œuvre sociologique, cet événement nous montre surtout que, décidément, rien ne change.

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Daniel Buren, Le Musée qui n’existait pas, 2002 (vue d’exposition).

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[1] Je ne dis pas que je considère ces personnages comme des « autorités intellectuelles », j’observe seulement qu’ils apparaissent comme tels dans la sphère médiatique si j’en juge la surface de parole qu’on leur offre en les présentant systématiquement comme « philosophes ».

[2] La rumeur veut que « Nicole Esterolle » soit un pseudonyme de Pierre Souchaud fondateur d’Artension.

[3] 9 novembre 1994- 22 janvier 1995.

[4] « On a gagné » (article non signé), Minute, 16 novembre 1994.

[5] (brève non signée) « Tuerie à Beaubourg », Minute, 19 octobre 1994 ; Éric Letty, « L’ignoble exposition de Beaubourg », Minute, 28 décembre 1994 ; Topoline « L’apologie de la chienlit », National Hebdo, 19 janvier 1995 ; ainsi que les autres articles auxquels nous faisons référence sont extraits de Revue de presse « Hors Limites », op. cit.. On notera par ailleurs que sur 12 articles (hors brèves) parus dans la presse quotidienne française, un tiers provenait de la presse d’extrême droite.

[6] Je sais que j’ai tendance à nourrir des espoirs démesurés dans Artpress alors même que je suis conscient qu’on n’apprend pas grand-chose à sa lecture et que la ligne intellectuelle de ce magazine est très floue depuis au moins 20 ans…

[7] Daniel Buren, « Le musée qui n’existait pas », Centre Pompidou Paris, 26 juin 2002-23 septembre 2002.