Marcel est dubitatif...
Marcel est dubitatif…

Faut-il interdire l’art contemporain ? Cette question parait absurde, grotesque, mais c’est bien ce que semblent dessiner les nombreuses atteintes à la création contemporaine qu’on voit fleurir un peu partout. Deux exemples glanés cet été sont l’exposition d’Arnaud Cohen à Sens et l’exposition Berlinhard organisée par Pakito Bolino (l’artiste bien connu des amateurs du Dernier Cri, accueillait les œuvres de deux artistes allemands, Reinhard Scheibner et Stu Mead). À chaque fois, les artistes sont accusés de pornographie (voire de pédophilie), de corrompre la morale — pour ne pas dire « d’hérésie » — voire de dépenser indument l’argent public. Et on pourrait hélas citer des dizaines d’affaires de ce cas…

Pakito Bolino
Pakito Bolino

Quel est le problème au juste ? À première vue, c’est assez simple : des artistes produisent des œuvres au contenu sexuel et/ou horrifique plus ou moins explicite et des associations de « défense des valeurs françaises/chrétiennes/musulmanes/,etc. » demandent aux autorités de faire fermer ces manifestations. Dans la plupart des cas, le pouvoir politique effrayé par tout ce qui pourrait ressembler à un débat ou à un effort intellectuel obtempère et répond positivement aux invectives lobbyistes.

Le premier réflexe du monde de l’art est d’hurler à la censure, de disqualifier ces attaques, puis d’atteindre le point Godwin en moins de temps qu’il en faut pour dire « ali-baba-et-les-quarante-voleurs » en rotant. Le problème avec cette ligne de défense est qu’elle n’argumente jamais ; elle utilise les mêmes armes que l’adversaire (intimidation, calomnie, approximations, etc.). En d’autres termes, elle donne du pouvoir aux censeurs en s’affiliant aux présupposés et aux méthodes de leur rhétorique en ne cherchant jamais à amener les détracteurs de l’art contemporain (ou « l’opinion ») sur le terrain de la réflexion. L’objection, classique face à la posture que je propose, est qu’il ne sert à rien de parler avec ces gens là, qu’on ne les changera pas. Or, s’il est évident que les censeurs ne cherchent pas le débat, mais plutôt d’une surface médiatique à occuper, il faut non pas s’adresser à eux, mais à « l’espace public » pour parler comme le philosophe Jürgen Habermas. Rien ne sert de parler aux lobbyistes des ligues de vertu, mais il faut parler par dessus eux, rompre le mur qu’ils cherchent à dresser entre les artistes et le public. Se garder de constituer les lobbyistes en interlocuteurs (ce qu’ils cherchent dans leur stratégie de conquête de l’espace public) pour parler avec les « gens[1] ». Car, si on utilise le langage des censeurs, on ne peut qu’être enfermé avec eux et leurs supporters. Les artistes, les critiques d’art, les amateurs d’art, etc. doivent faire un effort pour ramener le débat sur leur terrain, celui d’une pensée complexe et généreuse.

Il convient de rappeler que la plupart des œuvres incriminées par les ligues de vertu sont exposées dans des lieux clos : des musées, des centres d’art, des galeries ou des ateliers. Les visiteurs qui choisissent d’entrer dans ces lieux savent ce qu’ils vont y voir : il est faux de penser qu’on entre par hasard dans un musée ou un atelier. Il s’agit d’espaces « privés » au sens large (même si la plupart des musées français sont publics au sens administratif) où la plupart des expositions pouvant « choquer » sont signalées. Attaquer ces expositions revient à acheter un film porno et s’offusquer d’y voir des actes sexuels explicites !

Évidemment, l’enjeu est différent dès lors qu’on propose une œuvre dans un espace public traversé par une foule « qui n’a rien demandé », non préparée à recevoir ce qu’elle va croiser[2]. Dans ce cas, les œuvres doivent être accompagnées et toutes les réactions prises en compte, écoutées, débattues, si l’on veut réellement que l’art puisse avoir un sens. Si on ne fait pas cela, on ne peut que susciter des réactions de défiance d’autant plus violentes que l’œuvre est complexe. Le problème dans nos démocraties d’opinion est que le terme « débattre » est souvent compris comme un exercice du « pour/contre/nsp », s’exprimant par : « faut-il interdire cette œuvre (pour), cette merde (contre), ce mobilier urbain (nsp) ». Et c’est sur ce point précis qu’il est essentiel que nous (artistes, critiques, amateurs d’art, etc.) soyons vigilants. Car cette question a des implications bien plus larges que les simples querelles artistiques ; elles engagent les fondements de ce qu’on appellera — pour aller vite — notre « contrat social » que les ligues de vertu ont décidé de jeter aux orties. Et on comprend bien leur intérêt à promouvoir une pensée binaire du « pour/contre » : cliver davantage la société pour recruter des petits soldats bégayant leur idéologie. Si l’art à une « mission » (ce dont je ne suis pas tout à fait sûr, mais c’est un autre débat !) c’est bien de lutter contre la démocratie d’opinion. C’est à mon sens, par exemple, tout l’intérêt de l’œuvre History is not Mine (2013) de Mounir Fatmi, réponse parfaite (car sur le terrain de l’art) aux censures dont certaines de ses pièces ont fait l’objet.

Mounir Fatmi, history is not mine, 2009.
Mounir Fatmi, history is not mine, 2009.

Hélas, généralement, la contre-attaque du monde de l’art est contreproductive (et il faudrait s’interroger sur le pastoralisme des responsables institutionnels de l’art contemporain…). J’ai longuement analysé ce processus dans mon essai L’Artiste opportuniste (qui propose une analyse de l’art contemporain, contrairement à ceux qui m’ont accusé de conservatisme sans avoir ouvert ce livre au titre certes un peu provocateur !). Ce que j’y défends — entre autres choses — est que l’artiste est initiateur d’une éthique de la responsabilité dont il est maitre. Cette éthique n’est pas nécessairement adossée à une doctrine politique (ce qui énerve généralement les extrêmes de droite et de gauche), ni à une religion (ce qui énerve les boutiquiers du culte) ; il s’agit de postures qui proposent de créer des mondes. Pour parler concrètement, les œuvres de Pakito Bolino, Reinhard Scheibner ou Stu Mead expriment des peurs, des fantasmes, des visions horrifiques dans la lignée des maitres de la peinture occidentale. Ainsi, si on censure Pakito Bolino, il faudrait également censurer les peintures de Jérôme Bosch — artiste très mauvais genre dont on soupçonnait l’appartenance à des sectes adamites pratiquant l’amour libre et les initiations à grand renfort de psychotropes… Rappelons que dans les œuvres de Bosch, entre autres joyeusetés, des humains copulent avec des animaux ou s’enfoncent dans le derrière une grande variété d’instruments de musique — parfois même des Bibles… Mais il semblerait absurde (pour le moment, et j’espère encore pour longtemps !) d’interdire l’exposition des œuvres de Jérôme Bosch, alors même que comme les œuvres du Dernier Cri, elles explorent la psyché humaine. L’éthique de responsabilité de l’artiste réside en partie dans le fait de signer ses œuvres : il prend un risque social en les proposant aux spectateurs, il s’expose. Déplaire reste une possibilité naturelle, mais ce type de réaction relève d’un autre registre, celui du jugement ; celui du débat artistique et/ou esthétique argumenté, lui aussi nécessaire à la vitalité de l’art.

Jérôme Bosch, Le jardin des délices, (détail)
Jérôme Bosch, Le jardin des délices, 1503-1504 (détail).

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[1] Sur ce point, je m’attends à être qualifié de rousseauiste ou de naïf, ce que j’assume parfaitement…

[2] Peut-être est-ce ici la limite d’une forme un peu démagogique la « démocratisation de la culture » à la Malraux qui pensait que la présence d’une œuvre suffit à sa compréhension. Une œuvre nécessite une médiation, des explications, etc. qui ne peuvent que difficilement avoir lieu dans un espace public (rue, place, gare, etc).