[Texte initialement publié dans Art21 en 2009 (avec en bonus le compte rendu d’expo refusé par la rédaction). ]

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Si la mythologie freudienne veut que Freud ait dû renoncer à l’hypnose pour pouvoir envisager la technique psychanalytique, c’est le chemin inverse qu’initie Rodney Graham dans son œuvre. Tour à tour plasticien, musicien, compositeur, Graham est un inventeur de processus cycliques dont lui seul est potentiellement à même d’en démêler les méandres.

Rodney Graham, The Gifted Amateur, . Photographie triptyque couleur.
Rodney Graham, The Gifted Amateur, 2007. Photographie triptyque couleur.

Entre 1969 et 1970, Robert Smithson séjourne à Vancouver où il rencontre certains artistes pour qui son approche artistique du film et de la photographie sera décisive. C’est ici que gravite la jeune scène conceptuelle canadienne qui partage son temps entre créations plastiques et répétitions au sein de groupes punk arty devenus cultes comme UJ3RKS ou Gentleman. Tout au long des années 1970, Jeff Wall, Ian Wallace ou Rodney Graham s’approprient les enseignements de l’art conceptuel et minimal afin d’en épuiser les potentialités narratives. Ils vont poser les bases de ce qu’on pourrait qualifier de style conceptuel de Vancouver.

Si l’influence de l’art conceptuel américain des années 1960-1970 est indéniable dans l’œuvre de Graham, il convient toutefois de nuancer cet apport qui reste malgré tout relativement formel lorsqu’il n’est pas totalement parodique. Car, si l’artiste reprend les gimmicks qui ont fait la fortune de ses confrères américains, il n’en demeure pas moins que ce qui est frappant dans l’œuvre de Rodney Graham est son utilisation des théories freudiennes et des processus de création expérimentés par l’écrivain Raymond Roussel. Freud d’abord, parce que l’artiste a consacré une grande partie de sa vie à l’étude de l’œuvre du père de la psychanalyse en tentant parfois d’apporter son interprétation à certaines de ses théories. Schema: Complications of Payment, par exemple, tente d’expliquer le rapport ambigu entretenu par Freud avec l’argent à travers le système complexe de dettes contracté auprès de ses proches. Raymond Roussel enfin, pour ses expérimentations autour du récit et de ce qui se crée aux abords du texte. On retrouve des références assumées aux techniques « littéraires » initiées par Roussel dans de nombreuses œuvres de Graham, qu’il s’agisse de l’ajout de texte à des récits déjà existants (The System of Landor’s Cottage de Edgard Poe en 1987 ou Dr.No de Ian Fleming en 1991), de l’invention de diverses machines de lecture (Les Dernières Merveilles de la Science (1990), Casino Royal (1990), Reading Machine for Lenz (1993), Reading Machine for Parsifal (1992), etc.) ou encore de dispositifs (écrins ou étagères) empêchant toute lecture.

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Juger un livre à sa couverture

Dans un article consacré au travail de Rodney Graham, son compatriote et ami Jeff Wall propose une manière singulière d’envisager l’économie de la culture : « Il est dés lors possible d’appréhender le livre, forme consacrée du produit de consommation littéraire, non plus comme de la littérature, mais comme la forme sensible de sa négation, comme un étau dans lequel la machine a fait entrer de force la langue[1] ». Wall fait référence à la série d’œuvres réalisée par Graham depuis la fin des années 1980 autour du livre en tant qu’objet. Avec la série des étuis à livres, Graham réduit l’objet-livre à sa simple fonction de marchandise ou de sculpture. On ne lit plus le livre, on le regarde un peu comme les « beaux-livres » qu’on offre à l’occasion d’une fête ou d’un anniversaire — ces fameux « livres de table basse » ­— exposés comme autant de signes de distinction culturelle. Au-delà du simple aspect anecdotique, ces étuis gardent enfermé le texte du livre qui devient secret, un livre interdit. Graham enferme un exemplaire des Aventures dAlice au Pays des Merveilles de Lewis Caroll (1989), des Cours de linguistique générale de Saussure (1988) ou encore des Nouvelles Impressions d’Afrique de Raymond Roussel (1988). Il s’agit à chaque fois d’un livre ayant profondément marqué l’artiste et qu’il fétichise − qu’il transforme en relique sacrée − en l’insérant dans un écrin aux allures de sculpture minimale.

Parodiant les sculptures de Donald Judd, ces écrins prennent parfois la forme d’une étagère où seule la tranche du livre est visible (Jokes/Case Histories, 1988). C’est d’ailleurs la couleur de la tranche du livre qui détermine la couleur de l’étagère comme pour miner une fois de plus les process de l’art minimal et conceptuel des années 1960-70. Ici le style « Judd » devient un style de mobilier au même titre que le Chippendale ou le Napoléon III. L’œuvre est d’autant plus parlante lorsqu’elle recèle des exemplaires d’ouvrages de Freud. Assez benoitement, Graham affirme qu’en ce qui concerne les boîtes et les étagères, il s’agit simplement d’une « solution de présentation » aux problèmes d’exposition soulevés par les travaux à base de livres[2]. Mais l’artiste enfonce le clou avec Children’s Trollies (1993), écrins en forme de sculptures miniatures de Judd montés sur roulettes…

Rodney Graham, Phonokinetoscope ,
Rodney Graham, Phonokinetoscope ,

De Vienne à Vancouver

Dans Le Mot d’Esprit et sa relation à l’inconscient − dont la première mouture date  de 1905 — Sigmund Freud envisage le mot d’esprit comme une « faute de raisonnement » créative[3]. Le père de la psychanalyse considère que le processus d’émergence du rêve et du witz présente nombre de similitudes à ceci près que chez ce dernier, la présence d’une tierce personne est cruciale. C’est d’ailleurs sur cet obstacle — celui d’un travail conscient de l’inconscient rendu public — que semble butter en partie la théorie freudienne. Comme le souligne Freud, il faut que la tierce personne du mot d’esprit soit dans un mode de réception particulier (« humeur enjouée ») afin d’être réceptif. Le rire provoqué par le mot d’esprit n’est toutefois pas du même ordre que celui du comique « […] la relation à l’inconscient est le propre du mot d’esprit, et peut-être aussi ce qui le sépare du comique[4] ». Ce rire particulier renvoie à une stratégie de défense, quasiment un réflexe mental, détournant « l’angoisse insupportable de voir le non-sens, si prés du sens, prendre un autre sens[5] ». Et c’est justement dans cette relation à l’inconscient aussi déterminante qu’ambiguë que s’immisce l’œuvre de Rodney Graham. Dès lors, il est possible de concevoir les œuvres de Graham comme autant de recherches sur l’inconscient non pas dans la lignée « La psychanalyse pour les Nuls » des Surréalistes, mais davantage dans un questionnement de ce qui constitue le rêve et de ses modalités de réception par un « public » comme expérience de la banalité partagée. Il faut noter que le processus de réception fortement ritualisé du mot d’esprit n’est pas sans rappeler celui de la réception des œuvres d’art : neutralisation de l’espace pour le réinvestir politiquement, socialement et idéologiquement à destination d’un récepteur rendu idéal par ce processus disciplinaire[6].

Filmé en 2001 dans le parc du Tiergarten de Berlin, Phonokinetoscope se rapproche de la vidéo de performance. Ici, Graham se livre à une expérience bien singulière : faire du vélo sous l’emprise du LSD dans un parc public. Phonokinetoscope fait référence à une des premières expériences de cinéma de Thomas Edison sur la synchronisation de l’image et du son ainsi qu’à la fameuse promenade du Dr Albert Hofmann, inventeur du LSD en 1943. Le film de l’expérience est au premier abord décevant tant on s’attend à voir se déployer le voyage intérieur de Graham suivant une esthétique psychédélique associée à la prise de LSD. Au lieu de cela, on assiste à une balade en vélo d’un adulte rejouant des scènes de l’enfance, comme coincer une carte à jouer sur les rayons d’une roue afin d’imiter le bruit d’une mobylette. Ce qui aurait pu s’apparenter à une vidéo de performance devient un film onirique autour d’un « jeu d’enfant », le LSD en plus. Chez Graham, la présentation d’un film est toujours un dispositif plus ou moins complexe. En dehors de la présentation en boucle — signature de la quasi-totalité des œuvres faisant appel au cinéma — Phonokinetoscope crée son propre environnement. Il s’agit d’une installation composée d’un 33 tours avec 15 minutes de musique répétitive (composée, écrite et interprétée par Graham à partir d’extraits de Bike des Pink Floyd) et d’un film de 5 minutes créant de multiples combinaisons entre le son et l’image. L’expérience du LSD n’est donc plus seulement visuelle, elle immerge l’espace sonore et sensoriel de la pièce.

A Reverie Interrupted by the Police
A Reverie Interrupted by the Police, 2003. Film couleur.

I Have a Dream

Le film A Reverie Interrupted by the Police[7]  est sans doute la pièce la plus célèbre du travail de Graham. L’idée de ce film provient d’un récit d’André Breton dans lequel il évoque une émission diffusée à la radio dans les années 1950 qui donnait à entendre les « talents » de la police française avec notamment la présence de gendarmes-chanteurs d’opéra. Amusé par cette histoire, Graham prolonge la scène en imaginant un prisonnier menotté jouant du piano surveillé par un policier. La musique répétitive jouée au piano est composée par Rodney Graham, mais elle pourrait, selon l’artiste, tout aussi bien contenir un message caché destiné à des complices préparant l’évasion  du détenu. Dans la première version, Graham voulait également jouer le rôle du policier, option finalement abandonnée par peur d’une référence trop prononcée à City Self/Country Self (2000), film dans lequel l’artiste jouait les deux protagonistes. Dans A Reverie Interrupted by the Police, le pianiste joue sur la scène d’un théâtre avec un piano droit, il est assis sur un tabouret de bar ce qui finit d’éloigner la scène de l’ambiance cossue des concerts de musique classique. Le prisonnier est amené sur scène et reconduit en coulisses par le policier. Il faut noter que le costume du prisonnier est celui des prisonniers de l’imaginaire collectif (rayé noir et blanc) et ne ressemble en rien aux combinaisons oranges des prisonniers de Guantanamo. Ce détail déréalise encore la scène qui rejoint, par l’absurdité de son scénario, les slapsticks du cinéma muet et les cartoons de Tex Avery.

Spectateur = perroquet

Lors d’une visite hivernale sur le site au repos de la Biennale de Venise, Rodney Graham avait été frappé par le côté « hutte rustique[8] » du pavillon canadien. Il s’agissait en fait des protections en bois qui recouvrent chacun des pavillons en dehors des périodes de biennales. Séduit par cette « forme la plus humble d’architecture campagnarde[9] », Graham choisit de laisser le pavillon en l’état pour l’exploiter comme cadre de son installation : « il n’est pas négligeable que le pavillon ressemble à la planque de L’Ile au Trésor dans la version produite par Walt Disney dans les années cinquante[10] ». C’est dans ce contexte particulier — celui d’une biennale d’art contemporain dont le modèle dix-neuvièmiste met en concurrence des « chef-d’œuvres » nationaux[11] — que Graham présente Vexation Island. Dans ce film, un naufragé vêtu à la mode des films de pirates est allongé sur une plage d’une île tropicale. Le naufragé se lève, se dirige vers un cocotier avant de le secouer et d’être assommé par une noix de coco. La scène est jouée en boucle sous l’œil torve d’un perroquet, attribut nécessaire de tout navigateur hollywoodien qui se respecte. Mais dans le contexte particulier de la présentation  (la biennale de Venise), comment ne pas y voir un questionnement sur la place ambiguë qu’occupe le Canada dans le concert des nations occidentales, pris en étau entre le géant Américain et ses racines européennes dont l’une des traces reste le bilinguisme ? Le Canada serait-elle cette île déserte ayant pour seul résident un naufragé répétant inlassablement les mêmes gestes ; inlassable répétition appuyée par le processus de la vidéo projetée en boucle et renforcée par la figure du perroquet(-spectateur) connu pour ses monologues cycliques et absurdes.

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Rodney Graham, Vexation Island, 1997. Film couleur.

Epilogue

Au milieu des années 1990, Rodney Graham a songé abandonner l’art pour se consacrer à la psychanalyse : « Quand je me suis lancé dans mes recherches sur Freud, qui ont débouché sur des œuvres comme Schema: Complications of Payment, je m’étais même dit que j’allais arrêter l’art. J’ai passé un an et demi à ne rien faire d’autre qu’étudier Freud. J’ai pratiquement abandonné mes activités artistiques. Je pensais m’orienter vers la psychanalyse[12]. ». Inutile de chercher plus loin le socle intellectuel qui sous-tend l’ensemble de l’œuvre de Graham faisant écho à ce que Freud exprimait déjà dans les années vingt : « On voit des enfants reproduire dans leurs jeux tout ce qui les a impressionnés dans la vie, par une sorte d’ab-réaction contre l’intensité de l’impression dont ils cherchent pour ainsi dire à se rendre maîtres. Mais il est, d’autre part, assez évident que tous leurs jeux sont conditionnés par un désir qui, à leur âge, joue un rôle prédominant : le désir d’être grands et de pouvoir se comporter comme des grands[13]. »

Maxence Alcalde

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[en bonus, ci dessous l’encadré prévu comme compte rendu d’exposition que la rédaction n’a bizarrement pas jugé bon de publier…]

HF/RG – Jeu de Paume, du 7 avril au 7 juin 2009

Une interprétation un peu rapide de l’idée de « boucle » développée par Graham dans ses œuvres tendrait à faire penser que « tout est dans tout », c’est du moins l’impression qui se dégage de la visite de l’exposition regroupant des œuvres des artistes Harun Farocki et Rodney Graham. Le postulat de l’exposition repose sur une vision quelque peu essentialiste du travail des deux artistes : la commissaire d’exposition (Chantale Pontbriand) déclare vouloir les rapprocher par l’usage que font les deux artistes « du film et de la vidéo ». Afin de consolider cette approche, il est mis en place une série de pompeux « codes concepts » (dixit la notice de l’exposition) permettant au spectateur de « comprendre » les œuvres exposées, sans oublier le désormais traditionnel chapelet d’arguments novlanguesques dont la brochure de l’exposition constitue un modèle du genre. Si les œuvres de Graham ou de Farocki sont passionnantes prises séparément, HF/RG n’arrive pas à faire croire aux liens qui uniraient leurs œuvres. La scénographie paresseuse conforte cette idée en séparant quasi systématiquement les œuvres de Graham et de Farocki (deux salles pour l’un succèdent à deux salles pour l’autre, et ainsi de suite). Ce ratage finit d’opérer avec les problèmes techniques qui rendent parfois les œuvres difficiles à comprendre (une mauvaise compression DVD de How I Became a Ramblin’ Man, casques aux fils emmêlées, écrans plasmas trop prés des sièges, Mini Rotary Psycho Optico inutilisable, œuvres « en panne », etc.) sans oublier une scénographie incohérente finissant de tronçonner le « propos » du commissaire.

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Biographie

Né en 1949 au Canada, vit et travaille à Vancouver

1949 Naissance de William Rodney Graham à Abbotsford (Colombie Britannique) prés de Vancouver.

1968-71 Etudie la littérature anglaise et française ainsi que l’histoire de l’art à l’UBC. Rencontre déterminante avec Ian Wallace alors enseignant à l’UBC.

1972 Rencontre avec Jeff Wall.

1976 Production de 75 Polaroids, première œuvre photographique signifiante de Graham. Fondation du groupe punk lo-fi Gentleman avec son ami Frank Johnston.

A la fin des années 1970, ils participent tous deux (Johnston prend le pseudonyme de Frank Ramirez) à UJ3RKS (prononcer « You Jerks »)  groupe culte de la scène de Vancouver dans lequel ont joué Jeff Wall, Ian Wallace, où l’écrivain cyberpunk William Gibson fit un bref passage.

1982 Selon la légende, il vend sa guitare pour se concentrer sur son travail plastique…

1992 Participe à Documenta IX où il présente Five Interior Design Proposals for the Grimm Brothers’ Studies in Berlin.

1995 Renoue avec la musique et fonde le groupe Volumizer.

1997 Représente le Canada à la Biennale de Venise où il présente notamment Vexation Island.

2000-2001 Résidences à Munich et Berlin.

2003 Installation du Millennial Time Machine sur le campus de l’UBC.

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[1] Jeff Wall, « Dans la forêt. Deux ébauches d’étude sur l’œuvre de Rodney Graham », Essais et Entretiens, 1984-2001, Paris, énsba, 2001,  p. 93.

[2] Dorothée Zwirner, Rodney Graham, Cologne, Friedrich Chistian Flick collection/DuMont Verlag, 2004, p. 82.

[3] Sigmund Freud, Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient (1905), Paris, Gallimard, Folio Essais, 2000, p. 128.

[4] ibid. p. 313.

[5] Jean-Claude Lavie, « Préface », dans Sigmund Freud, Le Mot d’esprit…, op. cit., p. 28.

[6] Ce « processus disciplinaire » est notamment analysé par Caroll Duncan (Civilizing Rituals, Inside Public Art Museums, New York/ London, Routledge, 1995) et sous une autre terminologie dans nombre de textes de Freud.

[7] Rodney Graham, A Reverie Interrupted by the Police 2003. Film 35mm transféré sur DVD, 7:59 min.

[8] Island Thought, An Archipelagic Journal Published at Irregular Intervals, volume one, number one, (trad. Fr. T. Dubois), p. 115.

[9] Ibid.

[10] Ibid., p. 124.

[11] A la différence des biennales plus récentes, la Biennale de Venise (créée en 1895) reste pensée comme une Exposition Universelle. Elle propose une vaste exposition d’art contemporain pour laquelle chaque pays investit un pavillon, les « meilleurs » d’entre eux étant primés.

[12] Rodney Graham, Marseille, Mac/énsba, 2003, p. 78-79.

[13] Sigmund Freud, Au-delà du Principe de Plaisir (1920), dans Essais de Psychanalyse, Paris, Petite bibliothèque Payot, 1981, p. 55.