Ce texte est initialement paru dans Art 21 (n°23, été 2009).
+++

Dead can Dance
Gianni Motti est mort le 29 juillet 1989 ; c’est du moins ce qu’ont pu apprendre les lecteurs des pages « nécrologie » du journal de Vigo en Espagne[1]. Comme le veut le rituel, le prêtre a béni le cercueil avant que ce dernier soit accompagné vers sa dernière demeure par la foule des fidèles grossie par les célébrations de Santa Marta, sainte patronne de Vigo. Seulement, cet enterrement est une blague de sale gosse et comme tout sale gosse, Gianni Motti a été dépassé par l’ampleur que prenait sa supercherie. Ne sachant de quelle manière y mettre un terme, l’artiste décide tout simplement de filer à l’anglaise. Mais la foule le rattrape et interprète ce réveil soudain comme un miracle. Une carrière inespérée de gourou s’offre alors à Gianni Motti, mais il n’en profitera que de manière sporadique. Parmi ses tentatives « miraculeuses », on compte l’explosion de la navette Challenger en 1986, trois tremblements de terre entre 1992 et 1996 (Revendications), diverses éclipses de lune et de soleil, une tentative de faire démissionner le président colombien Ernesto Samper Pizano par la force de la pensée (Nada por la fuerza, todo con la mente, 1997), une collaboration avec son « confrère » Raël[2] et la prédiction de la fin du système solaire… dans cinq milliard d’années (Big Crunch Clock, 1999).
En 1999, alors que Gianni Motti se rend à Paris pour participer à l’exposition Expender 01, il apprend dans le journal que le mouvement raëlien vient d’être interdit en France. Motti décide alors de les inviter à l’exposition pour leur offrir un espace d’expression : une cinquantaine d’adeptes débarque au vernissage. Quatre années plus tard, alors que Motti participe à la biennale de Ljubljana (Slovénie), il croise un des adeptes raëlien qu’il avait rencontré lors d’Expender 01. L’adepte reconnaît Gianni Motti et l’invite à participer à un séminaire raëlien qui se tient au même moment à Ljubljana. Motti revêt alors la tunique blanche caractéristique des raëliens et prend place dans la tribune VIP aux côtés de l’écrivain Michel Houellebecq[3]. L’artiste séjourne quelques jours en compagnie des raëliens dans une ambiance bon-enfant où tout, de la déco jusqu’aux discours, lui paraît absolument kitch. Peu de temps après, pour le remercier de sa visite, Raël demande à des raëliens de poser nu dans l’herbe en formant « I love GM » avec leurs corps pour « montrer aux Elohims [nom que donne Raël aux extraterrestres] à quel point Raël aime Gianni Motti[4] ».
La collaboration de Motti avec la secte raëlienne n’est pas sans poser un certain nombre de problèmes notamment parce que Motti présente Raël sous un jour, certes loufoque, mais tout de même sympathique ; ce dernier ne se privant pas par ailleurs d’exploiter l’intérêt d’un artiste pour sa secte[5]. Mais Motti précise que l’intérêt qu’il porte à Raël est avant tout issu de sa fascination pour les trajectoires marginales : « Ceux qui affirment que les extraterrestres existent finissent par tomber dans le domaine de l’irrationnel […]. Avec cette rencontre, je suis allé au bout du fantastique… »[6]. Pour Motti, le Pape ou Berlusconi sont bien plus dangereux que cette bande de babas cool. Ce qu’il voit chez les raëliens est une sorte de folklore religieux finalement assez proche de ce « côté nègre du catholicisme » déjà admirablement décrit par Chris Marker et Alain Resnais dans les années cinquante[7]. De ce point de vue, the Messenger — vidéo dans laquelle on voit Raël et Brigitte Boisselier (autre figure de la secte) au milieu de bulles de savon — s’inscrit dans la filiation de la représentation de la Cène et des liens — aussi ambigus soient-ils — qu’ont toujours entretenus églises et artistes.
Portrait de l’artiste en électron libre
Si des artistes comme Richard Long ou Hamish Fulton se sont rendu célèbre par de longues marches à travers la nature, Gianni Motti a choisi quant à lui la marche à travers l’anti-matière. Avec Higgs (2005), Motti part à la recherche de l’anti-motti. Pour ce faire il entreprend une promenade dans l’accélérateur de particules du CERN de Genève. Le long tunnel de 27 km de long, creusé à 100 mètres sous terre, avait pour ambition de reproduire les conditions du Big Bang afin d’éclaircir le mystère de la disparition de l’anti-matière liée à la création de l’univers. Cet instrument scientifique n’est autre que l’ancêtre du LHC (Large Hadron Collider) qui défrayera la chronique lors de sa mise en service en 2008 ; accusé de vouloir créer un mini trou noir capable d’engloutir la terre. Motti marche donc pendant 6 heures dans le tunnel : « après deux kilomètres, j’ai perdu toute notion d’espace et de temps. Je ne me souviens de rien, j’étais ailleurs… j’étais hypnotisé par la perspective monotone du tunnel, comme dans un jeu vidéo. Et au bout de six heures, quand j’en suis sorti, j’avais envie de continuer ! Je n’étais pas du tout fatigué et le périple terminé, j’ai eu l’impression que les autres avaient vieillie de six heures. »[8]
Quelqu’un m’a dit…
Comme aime à le rappeler Gianni Motti, il ne possède pas d’atelier et ne produit rien. Pour nombre de ses performances, il compte sur la presse pour s’en faire le relais ou sur le bouche à oreille pour colporter le récit de ses happenings. Lorsqu’en 2004 le Musée Migros de Zurich l’invite à réaliser une rétrospective de son travail (Plausible Denability), l’artiste opte pour l’exposition de la médiation de ses œuvres. Le Musée Migros accueille ainsi un long couloir en contre-plaqué de six cent mètres de long dans lequel sont positionnés des guides-conférenciers ainsi que des agents de sécurité interdisant au visiteur de faire demi-tour. Les guides narrent les exploits de l’artiste aux visiteurs. Motti, qui jusqu’alors utilisait les leviers de la société médiatique (présence dans les journaux, dépêches AFP, déclarations à l’emporte pièce) opère un retour à une diffusion pré-médiatique, la circulation quasi pastorale de l’information de bouche à oreille. Plausible Deniability met également en lumière les conditions d’expositions des œuvres d’art en surjouant l’importance des biographies (mythologies) d’artistes.
La rétrospective au Musée Migros montre relativement bien le fonctionnement des œuvres de Gianni Motti, notamment cette stratégie particulière qui laisse au spectateur de ses interventions le soin d’en créer lui-même le récit. De cette manière, les œuvres de Motti prennent bien souvent les atours d’une légende urbaine, d’une rumeur ; véhicule particulièrement efficace dans une société dans laquelle des d’informations fantaisistes parcourent quotidiennement la toile. Ce fonctionnement singulier n’est pas sans poser quelques difficultés à la critique d’art, du moins si l’on en croit la rareté des analyses des œuvres de Motti. Si on compte un certain nombre d’interviews de l’artiste (entretiens qui reviennent tous plus ou moins sur les mêmes œuvres), en revanche peu de textes traitent de l’élaboration de son travail, son sous-texte. Il y a fort à parier que ce mutisme partiel est dû en partie à la forme particulière des interventions de l’artiste. Pièces simples et faciles à résumer, ces œuvres adoptent une stratégie proche des premières actions de Chris Burden. Par exemple, avec des performances du début des années 1970 comme Shoot ou Five Days Locker, Burden réalise des actions simples — respectivement se faire tirer une balle dans le bras et rester enfermé dans une consigne pendant cinq jours — et en propose des comptes rendus tout aussi peu loquaces. Le but ainsi recherché étant d’offrir au spectateur une réception la plus « objective » possible d’une performance à laquelle il n’a pu assister. Mais, alors que Burden optait pour un contrôle drastique des comptes rendus de ses performances (peu de photos accompagnées d’un court texte ou d’une vidéo), Motti radicalise cette position en laissant la production des traces de ses actions à d’autres. Dans cette configuration l’artiste n’intervient qu’en dernier ressort en choisissant les traces de ses performances ainsi produites afin de documenter son activité.

Dollar et la vie confondus
Au lieu de consacrer le budget de l’exposition à la réalisation d’une pièce, Gianni Motti propose de l’étaler au grand jour. Avec une installation en deux parties Moneybox et Funds Show[9] — respectivement présentées à la Ferme du Buisson et à la Synagogue de Delme —, l’artiste revient sur les conséquences de la crise économique. Tout comme Bernard Madoff, Gianni Motti a réussi son hold-up et, une fois de plus, il vient fanfaronner devant le monde de l’art beaucoup plus laxiste que la justice américaine. L’artiste expose ces billets de 1 dollar comme son butin, sauf qu’ici la victime (l’institution) est complice.
Gianni Motti avait déjà tenté ce genre d’expérience en compagnie de Christoph Büchel avec Capital Affair (2002). Les deux compères avaient caché un chèque représentant le budget de leur exposition au Helmhaus de Zurich (50.000 francs suisses) transformant cette dernière en chasse au trésor[10]. L’exposition se composait alors d’une enfilade de salles vides où les spectateurs scrutaient avec une attention plus qu’assidue les murs du Helmhaus. Démonstration anti-kantienne par l’absurde que l’appréciation esthétique peut être intéressée… Certains visiteurs étaient même venus au vernissage équipés d’outils de bricolage avec la ferme intention d’empocher le pactole quitte à saccager les lieux.
Si Moneybox et Funds Show peuvent être comprises au premier degré (comme la plupart des œuvres de Motti), elles révèlent une multitude de niveaux de lecture. Dans Moneybox, les billets sont étendus sur une corde similaire aux cordes à linge. La scénographie de l’exposition renforce cette impression de pittoresque ruelle napolitaine aux vêtements séchant sur une corde à linge jetée entre deux balcons. De là à imaginer que ces billets sont faux, qu’ils sortent tout droit d’une imprimerie clandestine (probablement installée dans les sous-sols de la Ferme du Buisson !)… Et peut-être un peu naïvement, nous admirons cette installation comme une œuvre d’art. Quant à Funds Show, les billets ont été jetés des balcons dans l’espace de la synagogue formant un tapis de dollars au centre de l’édifice. Dans les deux installations, les dollars restent physiquement inaccessibles aux visiteurs renouant avec l’adage de notre enfance : « on touche avec les yeux ! ». Mais cette interdiction de toucher fait également écho aux dispositifs muséographiques — vitrines, barrières, socles, gardiens — destinés à empêcher toute interaction entre l’œuvre et le « regardeur ». Finalement, seul le spectacle de l’argent est accessible.
Moneybox et Funds Show proposent également une exposition d’exposition. Au lieu de décrypter les sous-entendus du monde de l’art (Hans Haacke), d’en exposer l’in situ (Daniel Buren) ou d’y faire le vide (la récente exposition du Centre Pompidou), Motti choisit d’exposer le « nerf de la guerre ». Les billets sont montrés comme étant ce qui a permis de faire l’exposition, seulement ce n’est que cela qui semble être exposé. Cette œuvre tautologique n’en demeure pas moins captivante. Elle reprend en effet le fameux mot d’ordre minimaliste de Stella (« ce que vous voyez est ce qui est à voir ») tout en se jouant de la forme de ce genre artistique. Alors que les artistes minimalistes ancraient leurs productions dans un certain formalisme — celui de la forme pure et épurée, de l’absence d’affect — Motti utilise le dollar comme matériau. Et ce matériau n’est pas dénué d’affect, il renvoie à une sorte d’analité chère à la psychanalyse, aux sentiments, aux tabous, aux rapports sociaux. Il suffit d’observer les réactions des visiteurs de Moneybox ou Fund Show pour s’en convaincre : rarement une œuvre de facture minimale n’avait autant fait briller les yeux des enfants. Gianni Motti serait-il un Oncle Picsou sympa ?
Pas si sûr, car Motti pose également la question du marché de l’art. S’il est admis que la valeur pécuniaire d’une œuvre d’art n’a que très peu de rapport avec les matériaux utilisés — mais davantage avec une valeur immatérielle provenant de son auteur — qu’en sera-t-il des dollars de Motti ? L’artiste déclare que ces billets seront réinjectés dans la trésorerie de la Ferme du Buisson et de la Synagogue de Delme, mais peut-on le croire lorsqu’on sait le fétichisme du monde de l’art pour les reliques d’artistes. Ne retrouvera-t-on pas les billets de Motti sur le marché de l’art ? S’il en était ainsi, cela serait l’occasion d’enfin évaluer financièrement la part de valeur « immatérielle » d’un travail d’artiste. Si le matériau vaut 1 dollar (et que sa valeur absolue reste constante quoi qu’il arrive car un dollar vaudra toujours un dollar) et que le dollar réinjecté sur le marché par l’artiste vaut 100 dollars, alors on pourra évaluer la valeur immatérielle du « courtage » de l’artiste à 99 dollars. Dans cette hypothèse, cela reviendrait à dire que la valeur immatérielle constituerait 99% du prix d’une œuvre alors que les matériaux n’en constitueraient que 1%. Ainsi, Motti parviendrait à résoudre un problème économique sur lequel nombre de spécialistes ont jusqu’ici buté.
Enfin, le contexte de la crise économique n’est pas étranger à Moneybox et Funds Show. Au centre de cette crise : l’emballement de l’économie mondiale en partie imputable aux spéculations sur les valeurs financières et à l’argent rendu immatériel. Les traders s’échangent des « titres » et assez étrangement ne voient jamais une liasse de billets. Dans ce paysage, Motti fait figure de brigand à l’ancienne, de tonton flingueur exposant ses valises de « petites coupures », rançon du succès. Après tout cela, qui voudra croire le seul élément biographique livré par l’artiste : « Né en Italie en 1958 et vit à Genève. Il mène une vie exemplaire. »
Maxence Alcalde
+++
Bibliographie
Gianni Motti, Zurich, JRP/Ringier et Migros Museum, 2004.
Gianni Motti, Genève, Pro helvetia, coll. Cahiers d’artistes, non paginé, 1999.
Prix Meret Oppenheim, « A la mauvaise place au bon moment, Gianni Motti en conversation avec Lionel Bovier », 2005.
+++
Biographie
Né en Italie en 1958, vit à Genève.
1986 Revendication du crash de la navette spatiale Challenger, s’en suivront une série de renvendications de catastrophes naturelles ou d’éclipses de lune et de soleil.
1989 Mise en scène de son propre enterrement (Entierro No 1) enterrement, Vigo, Espagne.
1997 Organisation d’une manifestation télépathique à Bogota (Nada con la fuerza, todo con la mente). Création des « Gianni Motti Assistant », collaborateurs que l’artiste envoie régulièrement parcourir le monde ou dans les manifestions publiques vêtus de leur t-shirt caractéristiques (dernière intervention en date : du 17 au 19 mai 2009 les assistants de Motti on déambulé dans Metz à l’occasion de « Constellation »)
1999 Création de Big Crunch Clock, compte à rebours annonçant la fin du système solaire
2002 Participation à Manifesta 4 (Francfort)
2004 Rétrospective au Musée Migros de Zurich (Suisse)
2005 Participation à la 51e Biennale de Venise
2006 Participation à l’exposition collective Cinq milliards d’années (Palais de Tokyo, Paris)
+++
[1] Gianni Motti, Entierro n°1, 29 juillet 1989, Vigo, Espagne. Il existe une vidéo de 45 minutes de cet événement. Compte tenu de la singularité de certaines des l’œuvres de Gianni Motti (faits difficilement vérifiables, maniement de l’ironie et de l’imposture, etc.), on décide d’appliquer une sorte de « principe de crédulité » à l’égard des récits que fournit l’artiste. On considérera dès lors Gianni Motti comme un conteur relatant ses aventures, les seuls éléments analysables restant les conditions de possibilité de ce récit.
[2] En 1999 Motti invite des raëliens à participer à l’exposition « Expander 01 » puis en 2003 Raël participe à une performance de l’artiste (The Messenger).
[3] Michel Houellebecq s’est d’ailleurs inspiré de Gianni Motti pour le personnage de Vincent dans La Possibilité d’une Ile.
[4] Propos rapportés par Gianni Motti lors d’un entretien téléphonique avec l’auteur.
[5] On peut notamment lire sur le site Internet de propagande raëlienne (raelpress.org) que Gianni Motti, au même titre que Michel Houellebecq, est considéré comme un ami du gourou ! Peut-être qu’avec Raël, Motti a trouvé plus doué que lui dans la manipulation des médias.
[6] Prix Meret Oppenheim, « entretien entre Gianni Motti et Lionel Bovier », 2005, p. 60.
[7] « Mais chacune des deux influences [Afrique/Occident] détruit l’autre. Et ce mariage manqué [l’art négro-chrétien] fait perdre au catholicisme en Afrique toute sa luxuriance, tout son éclat, ce côté nègre justement à quoi on le reconnaît en Europe », Chris Marker et Alain Resnais, Les Statues meurent aussi, film noir et blanc, 30 min, 1953.
[8] Prix Meret Oppenheim, p. 53.
[9] Gianni Motti, Moneybox, installation, Ferme du Buisson, Noisiel, 9 avril-7 juin 2009.
[10] Exposition censurée dès le lendemain de l’exposition par le Maire de Zurich.