Qu’on pense aux récentes expositions parisiennes organisées par Ugo Rondinone ou Bertrand Lavier, ces derniers temps, la mode est aux l’expositions dont le commissaire est un artiste. Cette tendance est d’autant plus intéressante qu’elle signe une lassitude face aux formes curatoriales de « curators » qui mettent bien souvent à distance les œuvres tout occupés qu’ils sont à « questionner » le white cube à la manière des candidats de téléréalité qui « revisitent » inlassablement le tiramisu (et tout ça se termine généralement en verrine !). C’est évidemment une lapalissade de dire que les artistes ont un rapport particulier à l’art de leur temps, ils vivent cela de l’intérieur, en connaissent les difficultés et les raccourcis qui les rends attentifs à certaines choses que celui qui ne s’est jamais concrètement plongé dans un processus créatif ne peut qu’ignorer. C’est d’ailleurs quelque chose qu’on observe lorsqu’on demande à un artiste de parler d’une œuvre ou d’une exposition qui l’a marqué, et c’est ce qui se produit avec l’exposition de Jan Dibbets.
Jan Dibbets a 75 ans, et comme il le dit dans l’entretien vidéo qui accompagne l’exposition, il n’a plus de temps à perdre avec des choses qui ne lui paraissent pas essentielles. C’est sur l’invitation de Fabrice Hergott qu’il accepte de concevoir une exposition sur la photographie.
« La Boite de pandore » s’ouvre sur une citation de Baudelaire ironisant sur les mauvais peintres qui croient trouver un salut dans la photographie :
« comme l’industrie photographique était le refuge de tous les peintres manqués, trop mal doués ou trop paresseux pour achever leurs études, cet universel engouement portait non seulement le caractère de l’aveuglement et de l’imbécillité, mais avait aussi la couleur d’une vengeance »
Sur le côté, une reproduction d’une caricature du 19e siècle montre la Peinture jetant la Photographie hors du Salon. La tension palpable dès l’entrée est rapidement réglée dans la seconde qui suit où Dibbets confronte une reproduction photographique du Portrait de la vicomtesse Othenin d’Haussonville (1845) d’Ingres et une vue photographique d’atelier de l’artiste réalisée en 1852 par Désiré François Millet (il s’agit en fait d’un plan tronqué sur Madame Moitessier — tableau depuis disparu — disposé sur chevalet qui laisse apparaître un second tableau en arrière-plan). Dès lors, tout est posé : Les deux images sont à leur manière des reproductions, la photographie est un contretype jet d’encre et le Ingres est une reproduction photographique d’une peinture. Si au premier abord, peinture et photographie semblent renvoyées dos à dos dans une confrontation stérile, on se rend compte rapidement que ce qui va intéresser Dibbets est de mettre en difficulté une certaine orthodoxie de l’historiographie de la photographie. Car pour l’artiste, Ingres est bien meilleur photographe que les photographes de son époque.

Ce que manipule ici Dibbets n’est pas le rapport technicien à l’appareil photographique (ou plus exactement aux appareils photographiques), mais celui du concept de « photographie » liée à son caractère reproductible et au rejet des images redondantes ; idées largement inspirées de la lecture de Vilém Flusser. D’ailleurs, dans son entretien avec Hergott, Dibbets déclare : « Pourquoi devrais-je raconter l’histoire des mauvaises imitations en photographie ? ». Et on sent bien que c’est ce qui va motiver l’artiste dans l’ensemble de ses recherches, dans ses nombreuses prises de risque extrêmement excitantes pour le visiteur. Alors, Dibbets évacue rapidement la question des origines (Nièpce, William Henry Fox Talbot, Daguerre, Hippolythe Bayard) pour organiser d’autres types de confrontations. Ce qui intéresse l’artiste dans les débuts de la photographie ne sont pas ses capacités à produire une peintre « paresseuse », mais la manière dont cette technologie permet de voir ce qu’on ne pouvait jusqu’alors qu’imaginer pour percevoir.
Les salles suivantes s’organiseront autour de l’imagerie scientifique de l’infiniment grand, de l’infiniment petit, de l’intérieur de notre corps ou de son mouvement devenu figé comme chez Marey ou Muybridge. Une nouvelle confrontation est organisée entre les montages de paysages nuageux de Le Gray et une photographie d’un horizon flou d’Hiroshi Sugimoto (Mediterranean Sea, La Galère, 1989), comme pour signifier qu’un siècle et demi après, le réel n’est toujours pas le problème… Dans toute cette partie, Dibbets n’hésite pas à présenter des tirages récents — parfois numériques[1] — d’anciennes photographies, histoire de renvoyer les fétichistes du vintage à leurs pénates (pour l’artiste, les tirages vintages n’ont d’autres justifications que mercantiles).

La dernière partie de l’exposition est consacrée aux plasticiens ayant travaillé avec des techniques de reproduction photographiques. Ici, la part belle est faite aux artistes de la génération de Dibbets (Boltanski, Nauman, Smithson, Penone, etc.). L’ensemble se lit comme une suite de tâtonnements et de coups de génie d’artistes contemporains tentants de se débrouiller avec la photographie, engageant souvent son glissement vers l’image. Quelques pics sont néanmoins lancés aux collègues. Par exemple, Dibbets coince Rovesciare i propri occhi – pregetto (1970) de Penone entre Mirrored Contacts (Personnal Apparance Manipulation) (1968) de Stephen Kaltenbach et Alabama Tenant Farmer Wife (1936) de Walker Evans et sa suite d’avatars (Sherrie Levine, Michael Mandiberg). La pièce de Penone fait alors office de resucée un peu scolaire de l’œuvre antérieure de deux ans de Kaltenbach ; et les digressions postmodernes de Levine et Mandiberg finissent de relativiser ce qui apparaît comme un long bavardage de l’artiste italien…


« Boite de Pandore » se poursuit autour de la jeune génération née dans les années 1970 représentée pour l’occasion par Seth Price ou Wade Guyton ; partie un peu fade comparée au reste du parcours (j’avoue, par exemple, ne pas partager l’enthousiasme de Dibbets pour Seth Price, mais c’est un autre débat…). Heureusement, deux toiles monochromes (impressions jet d’encre) viennent clore l’exposition comme une sorte de point d’orgue très convaincant[2].


Finalement, Dibbets a organisé des tensions dont la résolution n’est pas évidente, des dialogues entre des œuvres et des images qui parfois ne parlent pas le même langage. La réussite de cette exposition réside dans sa progression sous forme de récit, une ritournelle permettant au visiteur de faire son deuil de la confortable image redondante. À contrecourants de certaines idées en vogue (ceux qui pensent que l’apparition du numérique fut un tournant, les essentialistes de la photo et ceux de l’image, etc.), l’artiste montre que l’histoire de la photographie est ponctuée d’ajustements et non de révolutions, ce qui ouvre de captivantes perspectives en terme de rapport à la continuité, de généalogies et d’abîmes.
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[1] Un cartel sous forme de glossaire vient d’ailleurs expliquer les techniques de reproduction photographiques incorporant également les procédés de reproductions des clichés (tirage original, retirage, contretype).
[2] On oubliera volontairement la dernière reproduction d’une caricature du 19e siècle montrant la Peinture aménageant à la Photographie une place au Salon. On comprend bien que ça fait référence à la caricature de l’entrée de l’exposition et que l’architecture du musée renvoie à une forme circulaire, mais ce didactisme lourdingue était-il vraiment utile, surtout compte tenu de la qualité du reste de la présentation ?
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« La Boite de Pandore, Jan Dibbets », jusqu’au 17 juillet 2016, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris.