Mon hypothèse est que le terme de « recherche » est apparu dans les écoles d’art pour des raisons essentiellement statutaires et administratives, et que – de fait – sa réception a été et reste en partie problématique. C’est à peu près ce qu’exprime Stéphane Sauzedde (alors vice-président de l’ANdEA en charge de la recherche et Directeur de l’École supérieure d’art d’Annecy) dans un court texte paru à l’occasion du 58e Salon de Montrouge : « Le terme de “recherche” est en effet apparu dans le champ de l’art pour de bien mauvaises raisons – parce que la normalisation européenne des cursus de l’enseignement supérieur l’exigeait[1] […] ».

Je commencerai donc par parler de mon expérience à travers ce que j’ai pu observer en tant qu’enseignant au sujet de la « mutation » ou « l’invention » de la recherche dans les écoles supérieures d’art. À mon sens, l’ensemble des fantasmes liés à la recherche se cristallise pour le moment autour du « problème » des mémoires de 5e année. Puis, j’essayerai de voir la manière dont les autorités représentatives des écoles d’art évoquent et interrogent cette question de la recherche. 

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Le Mémoire de recherche de 5e année

            J’ai été engagé à l’École supérieure d’art du Havre – Rouen (ESADHaR) en premier lieu parce que j’ai un doctorat et parce que j’avais déjà enseigné à l’Université pendant quelques années. Quand je suis arrivé à l’ESADHaR, j’ai été présenté comme étant « le docteur ». Il y a 6 ans, lorsque j’ai pris mes fonctions sur le campus havrais, il y avait un seul titulaire de doctorat : l’artiste Olivier Agid. Il est connu pour avoir soutenu une thèse principalement composée d’images au début des années 1990 (même si il a du par la suite produire une thèse « classique » pour que l’ensemble voit finalement validé). Olivier Agid allait bientôt partir à la retraite.

Quelques années avant que j’intègre l’ESADHaR, le Ministère avait rendu obligatoires les mémoires de cinquième année. Cette obligation découle du passage des écoles d’art au système du LMD conduisant à la validation du DNSEP (diplôme national supérieur d’expression plastique) au grade de Master. Dans les premières années de sa mise en place, cette réforme a été relativement mal reçue par les enseignants d’écoles d’art ; la plupart ne sachant  pas vraiment en quoi consiste la rédaction d’un mémoire de recherche (la plupart des enseignants d’écoles supérieures d’art sont des artistes ayant suivi un cursus dans les écoles d’art à une époque où le mémoire de recherche n’existait pas ou du moins pas dans les formes telles qu’apparues ces dernières années). C’est donc logiquement qu’on a confié l’accompagnement de ces mémoires aux enseignants de matières dites « théoriques » (histoire de l’art, esthétique, culture générale).

            Il faut noter que nombre de théoriciens des écoles d’art avaient également une vision relativement lointaine de l’organisation de la recherche universitaire (ce qui n’est pas un mal en soi étant donné que, jusqu’à récemment, leur rôle était d’accompagner les projets des étudiants). De leur côté, les directeurs d’écoles supérieures d’art étaient désemparés face à cette nouvelle demande dont ils ne saisissaient que les enjeux de pouvoir et de stratégie (ce qui est en partie leur fonction) et peu la manière dont tout ça allait s’organiser face à un monde universitaire qu’ils ne comprenaient pas et qu’ils envisageaient surtout comme une entité susceptible de transformer les écoles en citadelles assiégées dont la légitimité serait contestée via le cheval de Troie que constitue « la recherche ».

            Pour pallier cela, les directeurs d’école d’art se sont mis à privilégier le recrutement d’enseignants titulaires d’un doctorat, ce qui n’est pas sans poser un certain nombre de problèmes (légitimité dans le monde de l’art, grille de salaire, pratique d’enseignement, rapports avec le reste de l’équipe pédagogique, etc.). En d’autres termes, la recherche était vue par beaucoup comme une assignation violente issue d’un monde universitaire réputé conservateur et peu en prises avec le type d’enseignement et de diplômes délivrés en écoles d’art. Ce sentiment laissait place à la crainte de voir tirer les écoles supérieures d’art vers l’université, ce à quoi évidemment personne n’aspirait.  

            Au début de sa mise en place, le cadre de ces mémoires était assez rigide : il s’agissait de produire une note de recherche conséquente (équivalente à ce qu’on demande aux étudiants de M2 à l’université). Ce cadre a posé un certain nombre de problèmes. J’ai pu en identifier six qui – selon mon expérience – me semblent les plus récurrents :

1/ comme esquissé plus haut, peu d’enseignants savaient en quoi consistait un texte de recherche universitaire. Cet élément devient source de fantasmes, de réticences et de mécompréhensions.

2/ les étudiants n’étaient pas préparés à produire des textes conséquents durant leur cursus, ce qui implique de se former à la méthode universitaire en très peu de temps (les mémoires sont commencés au cours de la 4e année et les soutenances ont généralement lieu en mars ou avril de la 5e année). J’ai pu observer que certaines écoles amorçaient le travail de mémoire au début de la 4e année, mais d’après ce que j’ai pu en voir, cela avait pour conséquence que l’étudiant consacrait sa 4e année à la rédaction du mémoire, délaissant sa production plastique qui devrait normalement occuper le cœur de son cursus.

3/ la préparation et l’écriture du mémoire mobilisaient les étudiants et les enseignants pendant une partie conséquente du deuxième cycle. Cela avait des répercussions sur le temps consacré à la production et l’expérimentation plastique proprement dite (sans compter le temps et l’énergie accaparés par les enseignants de théorie).

4/ la soutenance de mémoire est la première évaluation en lien direct avec le diplôme de 5e année alors même que la formation à la recherche des étudiants d’école d’art ne représentait qu’une partie minimale dans leur cursus. On pourrait objecter ici que les étudiants d’école d’art – à l’image des artistes – font de la recherche dès lors qu’ils s’engagent dans leur cursus de premier cycle. Mais il paraît évident que la méthodologie de la recherche plastique n’a qu’un lien lointain avec celle de la recherche universitaire.

5/ contrairement à ce qui se passe à l’université, les étudiants ne sont pas suivis par des enseignants-chercheurs spécialistes de leur sujet. Dans les écoles d’art, les enseignants chargés des mémoires suivent tous les étudiants. C’est probablement la chose la plus complexe à gérer pour les enseignants, car ils sont amenés à accompagner des problématiques qui ne les intéressent pas ou à tordre les problématiques des étudiants pour les faire coïncider avec leurs compétences.

6/ enfin – élément souvent passé sous silence – le coût que constitue pour l’étudiant l’impression de ce mémoire. Une partie de ce coût est plus ou moins pris en charge par l’école via les différents ateliers dont elle dispose, mais dans nombre d’écoles régionales où les étudiants ne sont pas fortunés, ce budget grève immanquablement celui consacré à la production de pièces. 

            Les premières années de la mise en place de ce mémoire ont été assez douloureuses pour les équipes et les étudiants. Rapidement, il a été décidé d’assouplir les conditions de ce mémoire. Ces assouplissements ont été de deux ordres : le type d’évaluation du mémoire et sa forme attendue.

Évaluation du mémoire

Le diplôme de DNSEP est composé de deux étapes : une première, généralement entre février et mars, constituée par l’évaluation du mémoire en présence d’un jury de deux personnes (enseignant de l’école et membre du jury de juin) ; une deuxième, en juin, consistant à l’évaluation des travaux plastiques par un jury de 5 personnes (les deux personnes du jury de mémoire et 3 autres personnes extérieures à l’école).

Le premier élément modifié fut les modalités de soutenance du mémoire de recherche. Si au départ ce mémoire était noté sur une grille de 1 à 20 ayant une incidence sur la note finale du DNSEP et l’octroie d’une mention, cette notation a été abandonnée au profit d’une « évaluation ».

L’autre élément important de la réforme initiale est que l’un des deux membres du jury de soutenance du mémoire doit être titulaire d’un doctorat (le jury étant composé d’un enseignant de l’école et d’un membre extérieur). Cette règle a été conservée et c’est donc là aussi bien souvent le théoricien qui fait office de docteur. Mais comme le mémoire n’est plus noté, la soutenance a aussi changé de forme : de manière générale, elle s’apparente désormais davantage à une séance de travail avec l’étudiant.

Cette évaluation débouche désormais sur deux cas : soit le mémoire est validé et l’étudiant peut poursuive jusqu’au diplôme (sous réserve que l’équipe pédagogique décide de la « diplômabilité » de l’étudiant) ; soit le mémoire n’est pas validé et l’étudiant doit repasser son mémoire. Il n’est donc pas admis à poursuivre jusqu’au diplôme et doit refaire une cinquième année. Dans les différents jurys auxquels j’ai participé en tant que membre invité ou coordinateur[2], les mémoires ont toujours étés validés, même si pour certains candidats des réserves étaient émises sur le rapport de soutenance. Toujours selon mon expérience, l’évaluation du mémoire n’a eu que des conséquences marginales sur la validation finale du DNSEP. Il faut toutefois nuancer l’incidence du mémoire sur le diplôme final. Outre le fait que, comme évoquée plus haut, cette rédaction puisse ralentir l’étudiant dans sa production plastique, il est arrivé quelques fois que des étudiants n’arrivant pas à produire un mémoire (et les raisons sont diverses !) renoncent à présenter un texte et reportent leur diplôme. Je ne saurais évaluer le taux d’abandon au moment du mémoire, mais il arrive régulièrement que, pour des jurys, on reçoive une estimation du nombre d’étudiants à passer la soutenance en début d’année et qu’au moment de la réception des mémoires, on apprenne qu’un ou deux ont décidé d’ajourner leur soutenance.

            La seconde modification notable accordée par le Ministère concerne la forme du mémoire. Désormais, le mémoire peut prendre une pluralité de formes : de la note de recherche traditionnelle jusqu’à l’essai filmé en passant par le livre d’artiste ou des formes romanesques. Chaque établissement est relativement libre de demander le type de mémoire qu’il souhaite aux étudiants. La plupart des enseignants chargés de suivre les mémoires de recherche se sont alors interrogés sur la forme que pouvaient avoir ces derniers et la manière de les mettre en place pour qu’ils aient un sens dans le cursus de l’étudiant.

            La question de la forme est particulièrement prégnante dans les écoles d’art, elle fait notamment partie des questions qu’on adresse aux étudiants lorsqu’ils présentent leurs travaux. C’est aussi un des quatre critères d’évaluation proposés pour le DNSEP. L’école d’art est l’endroit où se développe le discours sur la forme et il est naturel que cette interrogation se retrouve dans la réalisation d’un mémoire devenu plus libre. C’est d’ailleurs sur cet élément qu’ont largement argumenté les écoles supérieures d’art pour obtenir la possibilité de produire des objets de recherche plus souples et moins inféodés au style universitaire (le mémoire de recherche universitaire étant une forme clairement balisée qui évolue peu). Dans mon expérience, cet assouplissement a eu des répercussions positives dans la mesure où des étudiants sont parfois parvenus à s’approprier le mémoire de 5e année comme une pièce de leur diplôme à part entière. À titre d’exemple, j’aimerais revenir sur des réalisations d’étudiants que j’ai suivies depuis 5 ans qui sont parvenus à s’éloigner de la forme universitaire pour en explorer d’autres[3].

Pour illustrer ce propos, le plus parlant est de donner quelques exemples parmi les étudiants que j’ai suivi à l’ESADHaR. Dans son mémoire intitulé Introspective/Retrospective (ESADHaR, 2018), Alexandre Le Bourgeois a pris le parti de produire une sorte de « kit » (composé d’un dossier d’archivage dans lequel prennent place un plan, un livret de cartels et un autre de notices) destiné à réaliser son « exposition idéale ». L’étudiant a profité de ce mémoire pour interroger les problématiques de scénographie d’exposition et de médiation, tout en portant un regard rétrospectif sur les artistes qui ont marqué son cursus. Autre manière de manipuler les références théoriques, Aline Choblet (Aujourd’hui, tu es ma noix de coco, ESADHaR, 2017) a choisi d’engager un dialogue avec le philosophe David Hume (1711-1776). Pour se faire, elle a prélevé des passages d’Enquête sur l’entendement humain (1751)qu’elle a complété, non sans humour, avec des anecdotes personnelles et banales. Ce mémoire tournait également en dérision la figure du pygmalion et de l’ingénue renvoyés dos-à-dos dans un dialogue de sourd. Pour sa part, Dominique Gong (Les Oiseaux savent, ESADHaR, 2018) a opté pour un récit autobiographique autour de la figure du pigeon et des liens entre ce dernier et la divination par le Yi-King, deux éléments centraux dans la pratique plastique de l’étudiant. Il y raconte sa fascination pour l’oiseau et le moment où – à l’occasion d’un récent voyage dans sa famille en Chine –,  il  a mangé du pigeon. Dans un tout autre registre, Uzi Kamikazi (It’s Definitly You, ESADHaR, 2018) a confectionné un fanzine autour de l’acteur américain Arnold Schwarzenegger. Entièrement imprimé en négatif, Uzi Kamikazi y développe des théories très personnelles sur le corps huilé du bodybuilder et l’entretient des armes à feu, ou encore sur l’évolution de l’arsenal des personnages joués par Schwarzenegger dans la chronologie de sa filmographie. Enfin, davantage du côté du livre d’artiste, Kévin Cadinot a proposé une exploration de la notion de « filtre » dans les pages Wikipédia (ESADHaR, Le Filtre, du larsen à l’écran total, 2013). Il a choisi de mettre en relief certains mots ou passages en grisant le reste du texte produisant une illusion de lecture par transparence du papier. Le format du mémoire a aussi son importance dans la mesure où Kévin Cadinot a repris celui de l’édition originale de Un Coup de Dé jamais n’abolira le hasard (1897) comme pour prolonger les investigations de Mallarmé sur le rapport entre le texte et la page.

Arnaud Cohen, Connected People (The Nokia dwarves), 2010.

Le discours des écoles d’art vers le doctorat

            Dans la foulée de la réforme du LMD, la plupart des écoles d’art ont commencé à réfléchir à la mise en place de doctorats. De nombreuses réunions ont été organisées à ce sujet par l’ANdEA afin de voir la manière dont on pourrait délivrer des doctorats tout en conservant la spécificité des écoles d’art (la production plastique) et en prenant en compte ses limitations en termes de  compétences (la production de textes de recherche de type universitaire). De fait, contrairement à l’université, la plupart des enseignants en école d’art ne sont pas titulaires d’un doctorat et n’avaient qu’une approche  lointaine − quand elle n’était pas fantasmé −  de la recherche universitaire[4]. D’un autre côté, la création de doctorats devenait un enjeu stratégique vis-à-vis du Ministère, mais aussi dans la concurrence que se livrent les écoles d’art entre elles (ce qui est un élément important parce que contrairement aux universités, la plupart des écoles d’art sont financées par les collectivités territoriales ce qui crée des nécessités de visibilité – principalement locales – par rapport à ces financeurs).

            L’instrumentalisation des références théoriques fait partie de l’enseignement dans les écoles d’art. Tout au long de sa scolarité, on apprend – en marge de l’enseignement pratique – à citer des artistes ou des auteurs servant à circonscrire un univers culturel et plastique. Dans les premières années du cursus, lors des bilans (sorte de contrôles récapitulatifs  prenant plus ou moins la forme d’une visite d’atelier et ayant lieu à la fin de chaque semestre), les étudiants présentent les outils théoriques dont ils se sont servis sur une table de références ou table de recherche (le nom varie selon les établissements). On retrouve généralement cette table lors des diplômes de 3e année et parfois lors de ceux de 5e année.

            Il est d’ailleurs troublant de voir que ce dispositif se retrouve dans nombre d’expositions d’art contemporain dans des lieux institutionnels où certains artistes ont pris l’habitude de présenter – la plupart du temps sous vitrines – les livres qui les ont inspirés, ceux auxquels leur œuvre fait plus ou moins lointainement référence, ou encore les textes « à  la mode ».

            Cette habitude curatoriale est assez répandue, et la récente exposition de Tomás Saraceno en offre un exemple paradigmatique[5]. L’artiste y présentait un travail sur les formes produites par les araignées ainsi qu’une série d’œuvres autour des problématiques en vogue autour de l’anthropocène. Ici, environ un tiers de l’exposition (hors espace pédagogique) est consacré aux sources ayant inspiré l’artiste et les documents présentés sous vitrines (donc non consultables) acquièrent le statut de quasi-reliques. Il n’est pas ici question de critiquer le fait qu’un artiste s’inspire d’autres champs que le sien, mais simplement de s’interroger sur le fait que ces références ne deviennent ici que des citations sous forme d’exemplifications. La plupart du temps, ces références ne sont pas expliquées, l’artiste (et/ou le commissaire) cherche simplement à en offrir une mise en scène formelle destinée à donner des indices de compréhension au public du contexte intellectuel des œuvres. On peut alors soit envisager ces indices comme un partage proche des recommandations telles qu’on les voit sur internet (« si vous aimez ce livre, vous aimerez mon travail » et inversement) ou comme une forme d’intimation intellectuelle (« mon travail est incontestable, car je m’appuie sur untel et untel. Si vous voulez contester ma posture, vous devez avoir lu ces livres. »). Si j’étais sarcastique, je dirais que, bien souvent, ce type de dispositif fait penser aux décorateurs achetant des livres au mètre pour décorer des bibliothèques de résidences secondaires.  Mais si on prend ce dispositif de manière plus globale – c’est-à-dire en prenant en compte les formes enseignées de la théorie dans les écoles d’art –, on peut envisager ce dispositif comme un prolongement des habitudes apprises lors du cursus des artistes à la différence près qu’ici seules les formes apparaissent (la discussion avec les enseignants/public n’étant plus à l’ordre du jour, car il est rare de visiter une exposition en présence de l’artiste). Bref un « j’expose ma bibliothèque » quelque peu gratuit se confinant bien souvent dans un name dropping stérile dont le but serait d’envoyer un signal – d’exposer un positionnement souvent peu risqué – destiné à asseoir l’artiste dans la posture du « chercheur » au fait de ce qui s’écrit et se pense. La transparence de ce signe est d’autant plus lisible chez des artistes comme Saraceno qui prétendent s’inspirer des dernières avancées scientifiques et qui n’exposent que des formes livresques, alors que chacun sait que ce type de recherche transite essentiellement aujourd’hui via des publications sur support numérique (mais évidemment, ces formes sont peu expogéniques et moins démonstratives qu’un échantillon de livres et de revues scientifiques).

La Recherche vue par l’ANdEA

            Si on se réfère à la brochure de l’ANdEA (Charte des études et de la recherche en écoles supérieures d’art, 2014 reprise dans une version 2016 sur le site de l’ANdEA) concernant les caractéristiques des écoles supérieures d’art et de design, on peut y lire que : « […] la formation et les activités de recherche sont étroitement liées à la création et à la pratique et se caractérisent par des protocoles et modes de légitimation qui sont ceux du monde de l’art et du design. ». D’emblée, on comprend que ces « protocoles et modes de légitimation » ne suivent pas (voire s’opposent à) ceux de la recherche universitaire. À noter, d’ailleurs, que dans l’ensemble de ce texte, ainsi que sur le site de l’ANdEA, le terme « recherche » est régulièrement accompagné de guillemets comme pour en signifier l’aspect allogène. S’en suit l’énumération de ces protocoles et modes de légitimation : « enseignement de l’art par l’art ; primat du sensible et de l’expérimentation ; appréhension globale et collégiale du parcours de l’étudiant-e ; légitimation par les œuvres et le jugement des pair-e-es ; culture du projet[6]. »

            Ce n’est que deux pages plus loin qu’on trouve une allusion un peu plus claire concernant les relations entre les écoles supérieures d’art et le monde de la recherche universitaire : « Les écoles ont, en outre, depuis toujours développé un intérêt pour la recherche. La force, la vitalité et la qualité des écoles reposent sur les relations étroites et privilégiées qu’elles entretiennent avec le monde professionnel de l’art et du design, mais aussi avec la recherche universitaire, notamment les sciences humaines et sociales. Ces collaborations doivent l’essentiel de leur richesse et de leur fécondité à la rencontre de champs bien différenciés – c’est-à-dire aux vertus de l’altérité[7]. ». Dans la suite du document, il est précisé – au sujet du 3e cycle spécifique aux écoles d’art – que ce cycle est « une formation par la recherche » (et non formation à la recherche[8]) et les doctorats qui en résultent « s’apparentent à des “doctorats de pratique” ».

            Une partie de la Charte est entièrement consacrée au thème de la recherche. Cette partie est particulièrement instructive tant elle semble défendre une spécificité de la recherche en écoles d’art s’affichant par différence avec celle pratiquée à l’université. Cela n’est jamais clairement dit, mais le lexique utilisé (sensible, intuition, sauvage, expression, « être au monde », « formes émancipatrices », « modèle ouvert », etc.) est relativement éloigné de l’idéal universitaire[9]. Le sous-texte de cette partie exprime à mon sens le sentiment d’assiègement ressenti par les écoles d’art dès lors qu’on les a contraintes au LMD et à s’affilier au système universitaire ne serait-ce que formellement. L’effort rhétorique est porté sur la manière dont on peut tracer des analogies entre la recherche et l’art quitte à tordre un peu la définition de la recherche pour la faire ressembler à une version quelque peu romantique, celle des usages de l’art dans les écoles supérieures. Sous l’onglet « Recherche » du site de l’ANdEA, on peut lire : « On considérera que la “recherche” est avant tout l’occasion de réaffirmer l’importance d’un but historique de l’art : faire déborder, faire advenir de l’excédent, agir pour que rien ne se rétracte sur les territoires balisés par des pouvoirs. Les écoles supérieures d’art sont aujourd’hui partout au travail pour qu’après la mode charmante et éphémère d’un mot magnétique, le terme « recherche » cesse de capter l’attention, et qu’à sa place s’impose ce à quoi il renvoie : un espace et un temps légitimés pour l’activité intense d’un art complexe, ambitieux et irradiant. ».

Pour conclure, il est évident que les écoles d’art ont toujours produit des formes de recherche même si ces dernières n’avaient bien souvent que peu de points communs avec ce qu’on rencontre à l’université. Elles invitent aussi régulièrement des universitaires reconnus afin de proposer des conférences sur leurs sujets de recherche, ce qui participe indéniablement à la diffusion de la recherche. Ce qui a récemment changé est la nécessité pour les écoles d’art de produire des recherches formellement acceptables pour l’université ou de produire un discours qui les justifie. De ce point de vue, les écoles d’art sont parvenues à produire des formes acceptables jusqu’à ouvrir des doctorats. Mais dans le fond, la défiance des écoles d’art pour tout ce qu’on voudrait leur imposer reste palpable dans les écoles ou au sein de l’ANdEA. Enfin, non sans ironie, le seul élément pouvant rapprocher la recherche dans les écoles supérieures d’art de celle dans les universités, semble être leur obsession pour les partenariats tous azimuts avec toutes sortes de bipèdes plus ou moins anglophones et plus ou moins diplômés. 

Lucy Watts


[1] Stéphane Sauzedde , « Un mot pour des choses : La recherche dans les écoles supérieures d’art », catalogue du 58e Salon de Montrouge, 2013 (consultable en ligne).

[2] On appelle « coordinateur » le(s) enseignant(s) chargé(s) de suivre une promotion. Par exemple, le coordinateur de 5e année organise les soutenances et les diplômes (choix du jury, distribution des salles, etc.)

[3] Je précise que la forme « universitaire », reste majoritaire dans la plupart des mémoires d’étudiants que j’ai pu examiner ou que j’ai accompagné ; les formes « autres » nécessitant une prise de risque de l’étudiant et/ou une volonté de contourner le mémoire de recherche vu comme une contrainte.

[4] Cela est à nuancer, car dans les récents recrutements d’enseignants, les écoles d’art ont tendance à privilégier les candidats titulaires d’un doctorat, même chez les artistes.

[5] « On Air, Carte blanche à Tomás Saraceno », Paris, Palais de Tokyo, 17 octobre 2018 – 06 janvier 2019.

[6] Charte des études et de la recherche en école d’art, ANdEA (document pdf consultable sur http://andea.fr/), Paris, 2016, p. 12.

[7] ibid., p. 14.

[8] ibid., p. 26.

[9] ibid., p. 31.

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