C’est en préparant mes cours pour la fac que je me suis rendu compte d’une chose : la grande partie des discours sur l’art, jusqu’à une période relativement récente, prenait pour point de référence des œuvres que personne n’avait jamais vues. Si on y regarde de plus près, rare sont les textes de l’Antiquité qui parlent des œuvres qui leur sont contemporaines. La choses est encore plus vrai par la suite lorsque les producteurs de discours sur l’art (artistes, philosophes, critique d’art, etc.) se sont allègrement tirés la nouille au sujet d’œuvres antiques, généralement disparues, en s’appuyant quasi exclusivement sur l’efficace publicité qu’en donne Pline l’Ancien (et les récits cumulatifs depuis l’antiquité qui ont repris ses propos). Évidemment, ce n’est pas vraiment une découverte. tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de l’art savent cela. Mais je me suis demandé dans la foulée si il existe aujourd’hui encore des œuvres « mythiques » (donc disparues ou incomplètes) sur lesquelles on ne fini pas de produire du discours : en bref, qui sont nos « Pline l’Ancien » et quels fantasmes autour de quels « Apelle » contemporains.
Pour cela, j’ai choisi de me tourner vers une discipline encore en relativement jeune : « l’histoire de l’exposition » (cf. Jérôme Glicenstein, L’Art, une histoire d’exposition). Et là, la chose parait assez claire : Qui à vu la dernière exposition Futuriste « 0,10 » (Galerie Dobtytchina, Petrograd, 1915) ? Combien de personnes ont assisté à la « Première Messe-Dada Internationale » (Galerie d’Otto Burchard, Berlin, 1920) ? Cela est également vrai pour les expositions plus récentes tout aussi mythiques : « This is Tomorrow » (Londres, Whitechapel Gallery, 1956) ; « le Vide » de Klein (Paris, Galerie Iris Clert, 1958)… et surtout l’indépassable « When Attitudes Become Form » [Quand les attitudes deviennent forme] (Berne, Kunsthall, 1969). Car nombre de ces expos se sont tenues dans des lieux « confidentiels » (on pourrait même dire qu’à la fin des années 1960, la Kunsthalle de Bern peut être qualifié de « lieu confidentiel ») et n’ont eu qu’un écho relatif dans la presse « généraliste » de l’époque.
Dans ces conditions, les seules sources disponibles sur ces expositions mythiques sont les discours de ceux qui les ont organisé, ceux qui y ont participé et/ou leurs proches. Même si on considère disposer de certaines données objectives concernant ces évènements (configuration des lieux, œuvres présentés, artistes présent… et encore!) ces dernières restent relativement minces surtout en regard des discours abondants de ceux qui avaient des intérêts dans l’affaire. De ce point de vue, « When Attitudes… » est un exemple plus que parlant.
Berne, 1969, époque où le transport aérien de masse n’existe pas encore laissant enclavée cette riante bourgade. Ville bourgeoise Suisse-Allemande à la population qu’on imagine conservatrice (au point de prendre Buren pour un dangereux gauchiste)… jusque là, on dirait du Claude Chabrol dans la langue de Derrick.
Un centre d’art qui montre de l’art contemporain, un commissaire d’exposition volubile (Harald Szeemann) entouré d’une meute de 69 jeunes artistes plus ou moins hirsutes et cosmopolites (pour le coup, on dirait qu’on vient de passer de Chabrol à Sam Peckincpah !).
Qui peut alors sérieusement prétendre que cette exposition – aussi réussie fût -elle – a vu défiler une cohorte de visiteurs ? Pour le coup, ce sont vraiment les quelques critiques d’art présents sur les lieux et le charismatique commissaire d’exposition Harald Szeemann qui vont littéralement écrire l’histoire. Le plus drôle, c’est que beaucoup de ceux qui commentent aujourd’hui cette exposition mythique le font sans aucune pincette. Par exemple, dans l’Art de l’exposition (éd. du Regard, 1998), on peut lire sans la moindre nuance : « Il y eut exactement mille visiteurs au vernissage ; trop pour la petite Kunsthalle de la Helvetiaplatz » (p. 373)…
Ça y est, on l’a notre « Pline l’Ancien« , on l’a notre « Apelle« , et comme on est postmoderne on fait du « deux-en-un » ! Je parierait mes points retraite que c’est notre bon Harald qui a (encore) baratiné la galerie des gogos trop contents de récolter la parole du « maitre ». La petite phrase de l’Art de l’exposition dit tout : le « exactement mille personne » (pas une de plus ! ; 1.000 ça fait vraiment sérieux ! ; mais ça fait combien selon la police ? ; et puis en Suisse on ne rigole pas avec les chiffre ma bonne dame…), le « trop pour la petite Kunsthalle » (au passage, avec « trop » puis « petite » on comprend finalement « trop petite [pour un si grand évènement] »…) et je passe sur le fait que l’ensemble du texte (comme d’ailleurs la plupart des textes sur cette expo!) n’apporte aucune nuance à la succes story « When attitudes become form ». Rien de nouveau sous le soleil, aujourd’hui comme au temps de Pline, maitriser sa com’ c’est s’assurer d’écrire l’histoire. Apprentis commissaires d’expo, prenez en de la graine !
Hé hé, très juste.
Bon dans le mot « âge d’or » il y a la certitude qu’on ne reverra pas l’Arcadie (au fond, toute biographie humaine allant dans le sens de la dégradation puis de la mort, c’est logique).
Mon frère qui est libraire de bandes dessinées de collection/occasion te dirait que dans son domaine, l’âge d’or, c’est ce qu’on achetait étant petit (Junior ou Tarzan dans les années 30, Vaillant après-guerre, puis Tintin ou Spirou, etc.).
Pour les expositions, c’est vrai que l’histoire de l’art a une tendance à idéaliser les expositions qui n’ont aucun témoin direct encore vivant : c’est bien commode, pas de témoin, c’était forcément formidable, mythique, mythologique. Ce qui reste à l’état imaginaire (ou à l’état virtuel) peut être idéal, parfait, mais dès qu’on se confronte à la réalité, les gens peuvent commencer à râler, et à dire : « j’ai préféré l’expo de l’an dernier à nouyorke… tu l’as pas vue, je crois ? »