Il y a quelques années, j’avais lu Petit déjeuner chez Tyrannie d’Eric Naulleau, essai datant du temps où l’auteur n’était pas encore la bête de foire télévisuelle et passeur de plats attitré du néoconservateur Eric Zemmour. Je me souviens avoir trouvé Naulleau assez courageux dans son évocation des petits arrangements de la critique littéraire française.Et je me disait que ça serait bien d’avoir le même genre de témoignage sur le monde de l’art contemporain… Mais hormis cet essai, je n’avais jamais mis les pieds dans la théorie de la critique littéraire. La chose est réparée avec A la réflexion de David Lodge.
Il faut dire que j’ai beaucoup aimé les romans de Lodge, drôles truculents et cyniques à souhait. Je m’en sert même lorsque des étudiants ou des amis me demandent si il faut faire un doctorat (je leur dit de lire Un tout petit monde et si ça ne leur donne pas la nausée, ils peuvent faire une thèse sans trop de dégâts psychologiques).
A la réflexion est un recueil de textes critiques que Lodge a écrit ou prononcé alors qu’il avait mis fin à sa carrière universitaire pour se consacrer à ses livres. Outre les articles traitant de la schizophrénie ressentie lorsqu’on est à la fois écrivain et prof de fac travaillant sur la littérature (on retrouve aussi ça dans le monde de l’art où il est compliqué de se concevoir comme critique d’art, chercheur, artiste, commissaire d’expo, etc… à la fois), le texte sur la critique littéraire est particulièrement bien senti (« Critique et création », p. 165-187). On pourrait évidemment transposer les analyses de Lodge à la critique d’art actuelle tant les problèmes qu’il soulève relèvent plus généralement des discours sur l’art.
« La critique universitaire constitue la preuve d’une maîtrise professionnelle. Elle ne peut s’empêcher de tenter d’avoir le dernier mot sur son objet, il lui faut absolument donner l’impression qu’elle fonctionne sur un plan de vérité plus élevé que les textes qu’elle commente […]. La critique universitaire peut toujours prétendre – et abuser au point de croire – qu’elle entretient avec l’oeuvre littéraire des rapports de complémentarité. Elle a néanmoins toujours ses intentions cachées : la démonstration d’un savoir-faire professionnel, la réfutation des théories de ses pairs, la volonté de contribuer à la somme totale des connaissances. La poursuite de ces objectifs entraîne une forme de sélection, de manipulation et de représentation du texte original si radicale que l’auteur aura parfois du mal à reconnaître sa propre création dans les articles critiques qui la commentent. » David Lodge, « Critique et création » [1999], dans A la réflexion,trad. fr. Marc Amfreville, Paris Rivages/essais, 2004, p. 171

Il faut tout de même apporter quelques nuances à cette analogie furtivement tracée. Selon le monde de l’art duquel on parle, quelques « détails » diffèrent. Et curieusement, lorsque j’essaye de voir ce qui diffère entre le monde littéraire décrit par David Lodge et le monde de l’art contemporain auquel je participe, je ne vois presque uniquement que des différences liées à leur structure économique. Le marché de l’art n’est évidemment pas celui de l’édition malgré quelques fortes ressemblances (les best-sellers et les expositions blockbuster, la starification de quelque uns (l’effet winner-takes-all), l’importance du réseau, la collusion critique-institution-marché, l’exploitation massive de stagiaires, etc.), mais malgré cela, les discours restent proches.