Jusqu’il y a peu, je pensais sincèrement que les expositions de bédés étaient vouées à l’échec. Je ne comprenait pas l’intérêt de voir, accrochées aux murs, des planches alors qu’il est plus confortable de lire ces mêmes planches confortablement assis. On peu penser que l’intérêt de ce genre de présentation est qu’il lève le voile sur l’atelier de l’artiste, la manière dont il travaille, corrige son œuvres, bidouille, etc., mais il est fort probable que la « petite cuisine » nous fasse passer à coté de l’œuvre. Et puis j’ai vu l’exposition Crumb qui se tient actuellement au Musée d’art Moderne de la Ville de Paris…
Robert Crumb (1943) est un des dessinateurs de comics (ou plus exactement de comix) qui a initié la Free Press dans les années 1960. Cette nouvelle manière de penser et de diffuser de l’information (ici des dessins et des bédés) était la cheville ouvrière de l’underground, accompagnait les luttes politiques et sociales de ces années. C’était le lieu d’expérimentations de toutes sortes, notamment parce que ces publications contournaient les instances de censure de l’époque. En France, on a connu quelque chose d’approchant avec la vague des fanzines ou encore avec Hara-Kiri, Métal Hurlant ou Actuel dont un dessin de Crumb ornerait la couverture du premier numéro en 1970.
Crumb a acquis une certaine forme de notoriété en France à la fin des années 1990 et s’est mis à intéresser le monde de l’art lorsque la galerie David Zwirner (qui représente notamment des stars du marché comme Thomas Ruff, Chris Ofili, Dan Flavin, Donald Judd, etc.) l’a incorporé à son écurie.

Dans la première partie de l’exposition, on découvre « l’avant Crumb », c’est-à-dire ses influences (Harvey Kurtzman, L.B Cole, etc.) et ses premiers dessins publiées. Suit l’euphorie créative des années 1960-1970. Durant cette période, les récits de Crumb partent dans tous les sens, se contredisent, font des retours, tant et si bien qu’on fini par ne plus savoir où se situe l’artiste. Et c’est cette complexité qui est proprement captivante. Les années 1980-1990 (époque Weirdo et Hup) marquent une sorte de pause dans la créativité tous azimut de Crumb. L’artiste prend conscience que le monde qui l’entoure ne lui convient pas vraiment et multiplie les récits caustiques et désabusés sur la bêtise humaine. Les années 2000 seront celles d’une œuvre plus posée, méticuleuse parfois jusqu’à l’obsession qui le mènera à illustrer notamment La Genèse dont l’intégralité des planches est présentée au MAMVP. C’est aussi l’époque où il réalise ses portraits vintage de jazzmen et de bluesmen.


Du point de vue des pièces présentées, l’exposition est proprement époustouflante car elle nous plonge dans une des œuvres les plus connectées avec son époque, bien plus que la plupart des artistes traditionnellement présentés en ces lieux[1]. Cette expo nous rappelle la force du dessin lorsque ce dernier combine virtuosité technique et intelligence de l’observation de son auteur.
Ce qui est frappant avec les planches et les dessins de Crumb est la quasi absence de repentirs et le soin extrême porté aux dessins, même au plus fort des expérimentations psychotropiques de l’auteur. On ne trouve quasiment pas de reprises au « blanc », pas d’ajout de collage (même pour les textes), pas de tâches. C’est peut être sur cet élément que se cristallise la personnalité de Crumb : une sorte de maniaque totalement méticuleux qui — même en pleine tempête hippie — prend le soin de peaufiner ses dessins et de bien ranger ses planches dans un endroit sur. Cette attitude tranche totalement avec un autre génie de la Free Press des années 1960 comme Gilbert Shelton. Les planches de Shelton (qu’on a pu notamment voir à Drawing Now 2012) étaient bourrées de reprises, jonchées de taches diverses et variées… On sentait bien que ses dessins des Freaks Brothers ou de Wonder Wart-Hog avaient, in-extrémis, été sauvés de la poubelle ou auraient pu finir leur vie comme papier à cigarette pour rouler d’énormes joints…
En plus de l’intelligence de l’exposition en général (dont le commissariat est assuré par Sébastien Gokalp), on notera l’attention particulière du musée pour l’accrochage des pièces. Les planches et les dessins sont soigneusement éclairés, même les plus grandes d’entre elles ne souffrent d’aucun reflet. Il faut aussi rendre hommage au musée qui n’a pas essayé de gommer le fait que ces dessins étaient avant tout destinés à être publiés[2]. Ainsi, grâce aux nombreux exemplaires exposés en vitrine, on peut se rendre compte des formats des fanzines de l’époque, de leurs couleurs, du grammage du papier, des titres accrocheurs, etc. Autre gentille attention du MAMVP, quasiment l’ensemble des planches est traduit dans des petits fascicules disposés à proximité des planches originales. Même si ces traductions ne sont pas toujours simples à lire (petits caractère, livrets positionnés un peu bas pour moi, etc.), il reste qu’elles permettent d’avoir une idée de ce que racontent toutes ces « crumberies ». A signaler également l’excellent travail de traduction et d’édition réalisé depuis plusieurs années par les éditions Cornélius (coll. Solange) qui publie régulièrement des nouveaux tomes des dessins et bédés de Crumb, ainsi que le catalogue de l’exposition vendu à un prix très honnête (30 euros).

Alors on se met à rêver à une grande exposition sur la Free Press voire sur ses versions françaises. Car ce qui vient naturellement à l’esprit en sortant de l’expo Crumb est « quel dessinateur français pourrait en être l’équivalent ? ». Alors on pense à Gottlieb ou a Alexis pour le trait et la loufoquerie, Reiser ou Franquin[3] pour l’humour noir, mais hélas ces dessinateurs sont soit morts soit ont arrêté de dessiner…
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Crumb « De l’underground à la Genèse »
du13 avril -19 aout 2012
Au Musée d’art moderne de la Ville de Paris.
[1] Une autre différence entre le monde de la bédé et celui de l’art contemporain est que les collectionneurs de bédés (et de fanzine) ne se cachent pas (cf. les cartels) alors qu’aux expositions d’art contemporain on est habitués aux cartels stipulant « collection particulière ».
[2] on a parfois vu des musées, tentés par le discours puriste de l’œuvre d’art, faire comme si la phase publication n’existait pas alors qu’on voit bien avec Crumb que c’est central !
[3] je sais il est belge !