Ce texte a été publié une première fois dans la Nouvelle Revue d’Esthétique (n°5, Paris, puf, 2010, p. 163-170).

Chris Burden, 747, 1973.

 

            « De façon simple, l’externalisation est une décision qui relève du management de l’entreprise : soit l’entreprise continue de réaliser elle-même son activité, soit elle recourt à un prestataire. […]. L’externalisation est avant tout un mouvement stratégique. »

Bertrand Quélin et Jérôme Barthélemy, « L’Externalisation stratégique »,

Les Echos, 1er juin 2006, p. 12.

 

 

Dans son histoire de la performance, dont la première mouture date de 1979, RoseLee Goldberg propose une typologie des performances pour la fin des années 1960 et le début des années 1970[1]. Cette typologie qui comporte une dizaine de genres pour cette seule période (les performances dont l’objet d’attention est le corps de l’artiste, celles qui s’intéressent plus spécifiquement au corps dans l’espace, celles qui s’engagent dans une pratique du « corps rituel », etc.) laisse penser que, pour Goldberg, performance et body art semblent intimement liés, voire ne désignent bien souvent qu’une seule et même chose. Si cette confusion entre body art et performance n’est pas sans poser un certain nombre de problèmes si l’on considère ses développements récents, il n’en demeure pas moins qu’elle reflète assez bien les usages artistiques des années 1970 durant lesquelles se multiplient les œuvres corporelles parfois extrêmes mettant en danger le propre corps de l’artiste. C’est aussi dans les années 1970 — qualifiées par Goldberg d’Age d’or de la performance — que le body art s’institutionnalise : des festivals lui sont consacrés, des performances sont accueillies dans les grandes institutions internationales et on commence à enseigner la performance dans les écoles d’art[2].

Dernièrement, de jeunes artistes soutenus par la critique ont repris en partie l’héritage de l’art corporel avec — pour certains d’entre eux — une lecture purement « cosmétique » des performances des années 1970, s’en tenant à la forme de la performance tout en oubliant le contexte de l’œuvre au profit de son aspect spectaculaire[3]. Parmi eux, Santiago Sierra (né en 1966) propose des performances où il mutile le corps d’individus rémunérés à cet effet. Outre les problèmes moraux que posent ces performances — problèmes assez similaires à ceux de leurs aînés comme le droit d’une personne à disposer de son corps jusqu’aux problèmes liés aux présentations publiques (pornographie, protection des mineurs, violence envers autrui, etc.) — cette nouvelle page du body art se fait pourtant l’écho de préoccupations très actuelles. Car à la différence des artistes de la fin des années 1960, Sierra utilise le corps d’individus extérieurs au monde de l’art qu’il donne en spectacle lors de ses expositions. Ne serait-on pas, avec ce dernier chapitre, passé d’une attitude libérale morale (« je fais ce que je veux avec mon corps ») à un ultralibéralisme proche de ce qui se pratique dans le management actuel (« je fais ce que je veux avec mes employés ») ? Autrement dit, comment est-on passé d’attitudes artistiques en phase avec l’acceptation américaine du « libéralisme » à un art se faisant le relais de la récupération et de l’extrêmisation de ce terme par la sphère managériale (détournement comparable à celui qu’analyse Pierre-Michel Menger[4] autour des notions de « créativité » ou de d’« originalité »). Cette situation n’est pas si nouvelle qu’il n’y paraît car dès la fin des années 1970 Pierre Rosanvallon s’interrogeait sur cette différenciation sémantique : « Comment se fait-il que l’adjectif “libéral” désigne aux Etats-Unis ce que nous appellerions de “gauche” en France alors qu’il a chez nous une connotation plutôt de “droite” ? »[5]. Dès lors, comment appréhender une œuvre qui participe et semble justifier — à l’image du monde des affaires — l’externalisation des risques ? C’est ce que nous allons tenter ici de cerner en comparant les traces photographiques des performances de Chris Burden du début des années 1970 à celles de Santiago Sierra de la fin des années 1990.

Risquer son corps : Chris Burden.

On pourrait assurément faire remontrer très loin dans l’histoire l’invention du « genre » art corporel, mais on prendra ici le parti de dire que l’art corporel tel que nous le connaissons aujourd’hui est fortement marqué par ses développements des années 1960-1970. Brièvement, il était alors question, pour les artistes, de se servir du corps comme médium. En partie en réaction à la peinture, le corps brut semblait être le médium idéal permettant d’interroger le temps et l’espace, mais aussi certains tabous liés à l’exposition du corps et à ses usages sociaux. Dans le climat des théories de la libération des mœurs et de l’émancipation politique de cette période, le corps paraissait être le meilleur vecteur pour faire fusionner des enjeux individuels — voire intimes — avec des enjeux politiques plus généraux. Parmi les artistes les plus représentatifs de ce genre : Gina Pane (le corps politique de la femme), les actionnistes viennois (le corps libéré du social), Gilbert and George (le corps comme sculpture vivante), Dennis Oppenheim (l’espace du corps) etc… Chacun à sa manière a proposé des œuvres plus ou moins violentes et spectaculaires pour questionner notre identité élargie, que cette dernière s’exprime comme « genre », qu’elle se réfère à un « corps social » (qu’il serait plus juste de qualifier de « corps mondain ») ou encore à un « corps politique»[6] . On ne reviendra pas ici sur le sens et les motivations de ces œuvres, mais soulignons simplement que cette mouvance a bouleversé profondément les façons de présenter l’art. En effet, comment faire part d’une intervention artistique — d’une performance — lorsque cette dernière se déroulait pendant un lapse de temps réduit en un lieu défini (initialement l’espace de la galerie qui s’est progressivement étendu à l’espace public, à la nature ou à l’intimité de l’atelier). Dès lors, les artistes mettaient en œuvre une kyrielle de stratégies (utilisation de médium « non artistiques », dispositifs d’exposition innovants, documentation comme œuvre d’art, produits dérivés, etc.) pour fournir à la fois au public et au marché de l’art les traces d’une œuvre réputée éphémère et difficilement rejouable. Parmi les traces émises par ces artistes, le document photographique − et dans une moindre mesure la vidéo − reste le médium marquant et quasi unanimement partagé par cette génération d’artistes[7].

L’artiste américain Chris Burden (né en 1946) s’inscrit parfaitement dans cette génération qui a abondamment pratiqué ce que nous appelons aujourd’hui le body art. Dès ses premières œuvres, c’est-à-dire dès le début des années 1970, Burden est conscient de l’importance du soin à accorder aux comptes rendus de ses performances. En ce sens, il comprend très vite que, si la performance en elle-même est très importante, en revanche sa trace finit par en être son mode de réception publique privilégié. Suivant cela, Burden décide de la forme de ses performances en partie en fonction des traces qu’il souhaite proposer au public. Il affirme alors son soin accordé à la fois au récit de ses performances et au choix de l’iconographie qui circulera à propos de ses actions. Burden revendique la réalisation de performances très simples dont le récit pourra être véhiculé « de bouche à oreille » en quelques phrases[8]. De la même manière, ayant rapidement compris le danger en même temps que la fascination que représentait la possibilité d’une profusion d’images, il choisit une posture radicale. Burden décide que seules une ou deux images de ses performances seront éditées parfois accompagné d’une brève vidéo. Pour l’artiste, cette stratégie revêt un double intérêt : premièrement simplifier la réception de ses œuvres en ne renvoyant pas à une prédominance du visuel ; deuxièmement, en incluant la rareté dans les traces de ses performances. Burden insiste sur cette rareté qui vient doubler le récit laconique qu’il propose avec chacune de ses images. Son but ouvertement déclaré est que ses performances deviennent des histoires qu’on se raconte, histoires appuyées par la rareté de l’image faisant alors office de relique[9]. De la même manière, l’artiste se contente d’une description de son œuvre qui se résume le plus souvent à l’énonciation du contexte dans lequel est pris le cliché. Il se garde à tout moment de donner une explication ou une analyse de ses performances. Burden organise une sorte de « silence » autour de son œuvre. Il s’arrange pour que ses performances — généralement réalisées dans l’intimité de l’atelier ou dans l’intimité relative de la galerie — se transforment en mythe.

Deux performances de Burden sont particulièrement éclairantes quant à la manière dont il procède dans les années 1970. La première, qui s’intitule Shoot (réalisée en 1971), est l’une des œuvres les plus célèbres de l’artiste ; la seconde — moins connue — Honest Labour date de 1979.

La performance intitulée Shoot s’est tenue le 19 novembre 1971 au F Space de Santa Ana en Californie. Le court texte, très factuel, rendant compte de la performance s’énonce ainsi « À 19 heures 45, un ami m’a tiré dans le bras gauche avec une balle de 22 long rifle. Il se tenait à cinq mètres de moi. »[10]. Seules deux images rendent compte de Shoot. Sur la première, Chris Burden et son assistant se font face au moment où ce dernier s’apprête à tirer avec sa carabine ; sur la seconde, on voit le bras mutilé de l’artiste[11].

Sur la première image, on reconnait tous les codes de l’inscription dans un univers artistique : les deux hommes se tiennent dans un espace blanc, le fameux white cube moderniste. L’espace est neutralisé au possible jusqu’à occulter la présence du public qui a pu assister à la performance. Les deux protagonistes sont vêtus simplement et arborent une tenue qui ne les distingue pas de l’homme de la rue. Ce cliché élimine alors tout sentiment de tragique ou de spectaculaire malgré la gravité de l’acte qui se prépare.

Sur la seconde image de la performance on peut voir Chris Burden pointant de la main son bras mutilé par la balle de carabine. Un fin filet de sang s’échappe de la blessure. Nous remarquons sans trop d’efforts que cette dernière image n’est pas sur le même mode que la première. Ici, l’artiste semble avoir oublié le souci minimaliste qui présidait à la première image. On y distingue clairement une partie reconnaissable du visage de l’artiste ; mais aussi un arrière-plan constitué de l’embrasure d’une porte (à gauche) et d’une silhouette derrière l’artiste. Tout en n’attirant pas l’attention sur ce qui pourrait être l’aspect tragique de la performance — c’est-à-dire la mutilation d’un homme —  le cliché s’éloigne de l’esthétique du white cube de la galerie pour se rapprocher de la photographie de fait-divers dont s’alimentent la presse et les tabloïds.

Chris Bruden, Honest Labor, 1979.

La seconde performance réalisée huit ans plus tard paraît beaucoup moins spectaculaire. Honest Labour a été réalisée entre le 26 et le 30 mars 1979 à Vancouver en réponse à l’invitation du Emily Carr College of Art et de l’Université Simon Fraser. Burden avait été convié par ces institutions à donner des cours et parler de son travail avec les étudiants comme cela se fait régulièrement dans les écoles d’art. Au lieu de remplir cette mission, Burden entreprend de creuser une tranchée sur un terrain voisin. Il s’attèle à cette tache durant quatre jours en respectant des horaires précis (de 9h à 17h). Dans le court texte qui accompagne la trace de sa performance, l’artiste affirme ne pas avoir poursuivi d’autre but que celui de creuser une tranchée. Sur l’image, on voit d’ailleurs un individu qu’on imagine être l’artiste, donner un coup de pioche au dessus d’un trou. Prés de lui, on distingue clairement la brouette et la pelle ayant permis à l’artiste de dégager la terre de la tranchée. À l’arrière-plan, une clôture et un ensemble de bâtiments.

L’image véhiculée par ce cliché est donc celle d’un travailleur en train d’exécuter une tâche relativement banale. Rien n’est fait pour contextualiser cette performance dans une ambiance artistique. Il n’y a ici ni white cube, ni environnement épuré et lunaire comme cela pouvait se rencontrer sur les photographies des land-artistes américains. Sur ces clichés, tout est fait pour attirer l’attention sur la banalité de l’environnement d’une activité somme toute commune.

            Le titre de l’œuvre, Honest Labour attire aussi l’attention sur une activité banale et largement partagée par le monde ouvrier ; bien qu’on puisse aussi tirer de ce titre une interprétation beaucoup plus ironique. Par exemple, on peut traduire Honest Labour par « travail honnête ». Compte tenu de l’activité réalisée par l’artiste, on peut penser qu’il joue sur l’idée commune qui veut qu’un travail de force soit forcément un travail honnête (Ne dit-on pas « gagner sa vie à la sueur de son front » ?). Avec ce titre, Burden trace donc ironiquement un lien entre le travail de l’ouvrier prétendument honnête et le travail de l’artiste qui consiste à être payé par une institution pour discourir sur son travail. Or, pour la doxa, l’association entre la notion de « travail » et la figure de l’artiste est paradoxale. Si on admet — c’est la doxa qui « parle » — qu’un individu puisse se livrer à une création artistique et que ce dernier puisse s’appeler artiste ; en revanche il est toujours choquant de comparer le labeur de l’ouvrier à celui réputé plus « bohème » de l’artiste. Toujours pour la doxa, le comble de l’incurie est franchi quand le prix d’une œuvre d’art — qui n’est pas vraiment « du travail » — représente le prix de plusieurs heures de travail d’un honnête salarié. C’est sans doute sur ce préjugé que revient Burden avec ce titre finalement assez ambigu et provocateur. Burden creuse une tranchée, ce qui est assimilé à un travail authentique et méritoire. La situation est quelque peu bouleversée lorsqu’on apprend que cette tranchée n’a pas d’utilité précise. Cependant, même si cette tranchée ne sert à rien, le travail qu’elle nécessite reste toujours plus honnête pour la doxa que le fait pour un artiste d’aller parler de ses œuvres à des étudiants en art.

Après ce rapide aperçu, que retenir de ces deux performances de Chris Burden ? Premièrement, l’artiste engage son corps dans ses performances. Qu’il s’agisse de l’action dangereuse de se faire tirer une balle de carabine dans le bras ou de l’activité harassante de creuser une tranchée, c’est l’artiste qui assume à chaque instant les conséquences du processus qu’il établit. Deuxièmement, Burden met en relief de manière significative l’importance du compte rendu de ses interventions. De son propre aveu, la performance elle-même est tributaire de la documentation qui va s’en dégager. Dès lors, toute documentation fournie par l’artiste doit être analysée comme un ensemble d’objets choisis par ce dernier pour la publicité de son œuvre. Cette observation devra évidemment être étendue aux documentations des performances laissées par les artistes de sa génération, mais aussi des générations suivantes comme nous allons le voir à propos des œuvres de Santiago Sierra.

 

Externalisation des risques : Santiago Sierra

Sierra commence à produire des œuvres au début des années 1990. À la toute fin des années 1990, son travail autour des réalités sociales engendrées par la mondialisation et le néo-capitalisme commence à intéresser la critique. C’est alors qu’il est régulièrement programmé dans de prestigieuses expositions et des biennales d’art contemporain. Bien que son œuvre soit présentée par la critique d’art avec quelques réserves d’usage, cette dernière semble rapidement unanime quant à sa pertinence. C’est en ce sens, par exemple, qu’on pourra voir ses œuvres présentées par Jérôme Sans et Nicolas Bourriaud, notamment en 2003 lors d’une exposition marquante à plus d’un titre comme « Hardcore vers un nouvel activisme »[12].

            Pourquoi associer l’œuvre de cet artiste récent à celle de Chris Burden ? Tout d’abord parce que Sierra pratique une sorte de body art mais, à la différence notable de Burden, Sierra ne se sert pas de son propre corps. Pour ses performances, Sierra convoque des individus qu’il paye pour réaliser des performances dont il a écrit le scénario[13]. Sierra apparaît alors davantage comme metteur en scène que comme acteur de ses propres œuvres. Nous reviendrons sur ce point plus tard.

            Deuxièmement, en observant minutieusement les traces des performances de Sierra, on se rend compte qu’il utilise l’ensemble des codes visuels propres aux comptes rendus photographiques du body art des années 1970. Voyons cela en détail à travers l’œuvre 250 cm Line Tatooed on Six Paid People (La Havane, décembre 1999).

Santiago Sierra
8 Foot Line Tattooed on Six Renumerated People Espacio Aglutinador Havana, 1999

            250 cm Line Tatooed on Six Paid People est une des interventions les plus spectaculaires de Sierra[14]. L’artiste insiste sur le fait que les candidats au tatouage sont prélevés dans la population déshéritée des chômeurs de la vieille Havane. Prêts à tout pour gagner un peu d’argent assurant leur survie, ces individus ont accepté de se prêter à ce tatouage moyennant 30 dollars. Avec ce genre d’intervention, l’artiste prétend dénoncer un système abjecte, non pas en protestant, mais en y participant activement. Dès lors, on peut se demander si ce genre d’action ne prend pas un plaisir pervers à reproduire certains usages parmi les plus répréhensibles de notre société. En effet, où se trouve réellement la portée critique dans de telles actions qui ne parviennent justement pas à s’emparer du réel pour en fournir une critique mais se contentent d’accentuer ce réel, voire de le normaliser ? Car, même si l’artiste prétend dénoncer une forme d’inhumanité avec ses œuvres, ce n’est pas l’inhumanité des leaders politiques ou industriels des pays en crise qu’il démontre mais celle des individus victimes de ce système. Lorsque Sierra insiste sur le fait qu’il paye des individus pour les humilier en les mutilant — et à plus juste titre quand cette mutilation est le tatouage d’un trait comme pour rayer ces individus de l’humanité — l’artiste donne en quelque sorte raison au néo-esclavagisme. Si des hommes sont suffisamment indignes pour être volontaires afin de se faire humilier de la sorte, alors c’est qu’ils ne participent pas réellement de l’humanité. Insister sur l’aspect véridique de cette action comme le fait Sierra renforce encore cette impression. Pourquoi alors pourrait-on en vouloir aux individus qui exploitent ces gens là, dès lors que Sierra a « démontré » qu’ils étaient consentants à ce type d’exploitation ?

Les actions de Santiago Sierra ne nous disent finalement pas grand chose de notre société que nous ne sachions déjà (comme l’exploitation de l’homme par l’homme) ou qui ne soit encore mieux exemplifié par d’autres médias (on songe ici à la télé-réalité qui mieux que quiconque a su montrer et réaliser l’humiliation des exclus et des démunis comme économie sociale). On assiste alors à un radicalisme dont le seul projet semble être celui d’une communication médiatique. Ce genre d’action — sous couvert de critique — ne fait en réalité que prolonger la cruauté de ce que l’on détermine communément par l’ultralibéralisme. L’artiste y participe pleinement et en retire pour lui-même quelques dividendes réputationnelles et/ou financières. De plus, on peut penser qu’en présentant ses œuvres dans des lieux consacrés à l’art contemporain, la misère des individus exploités soit en grande partie déréalisée. Par exemple, comment parler des ravages de l’ultralibéralisme en Amérique latine au public d’un centre d’art comme le Palais de Tokyo ne parvenant pas réellement à se représenter la vie dans ces contrées autrement que comme un exotisme ? L’œuvre de Sierra nous paraît donc assez peu risquée pour l’artiste tout en relayant une idéologie douteuse quand à elle plus problématique et que l’artiste ne cherche — par naïveté ou par irresponsabilité — à aucun moment à problématiser. 250 cm Line Tatooed on Six Paid People n’apparaît pas autrement que comme la posture d’un artiste, certes soucieux de s’élever contre « la misère du monde », mais dont les motivations finissent par devenir vraiment inquiétantes lorsqu’il déclare au sujet des limites qu’il se fixe dans son travail : « Les limites sont déjà tracées, et comme pour tout le monde les miennes sont celles du système capitaliste[15]. ».

De l’engagement individuel à l’externalisation des risques

            Si on y regarde de plus près — c’est-à-dire si on prête attention à la forme que prend la trace de la performance de l’artiste — on remarque que Sierra se contente de rejouer certaines performances de l’art corporel des années 1960-1970. On peut même dire qu’il combine l’ensemble du registre formel et visuel de cette génération n’hésitant pas par exemple à rejouer la forme des images du Land art américain. Mais derrière une analogie de forme, une différence fondamentale permet de donner un nouvel éclairage aux œuvres de Sierra. Contrairement à ses prédécesseurs, Sierra n’engage pas son propre corps dans la performance. Là où Chris Burden mettait son intégrité physique en danger avec Shoot ou s’adonnait à des activités épuisantes avec Honest Labour, Sierra fait appel la plupart du temps à du personnel extérieur au monde de l’art. En d’autres termes, on peut dire que Sierra pratique ce qu’on appelle dans le monde du management d’entreprise « l’externalisation des risques ».

Il existe toute une littérature managériale autour de la question de l’externalisation des risques, mais tous — dans un style fleuri qui leur appartient — défendent plus ou moins la même position. Par exemple, Alain Cappeau affirme qu’« Au fil des évolutions socioéconomiques, l’histoire […] aura tantôt valorisé l’activisme d’un capitalisme extensif, […] tantôt valorisé la division de la responsabilité en banalisant l’application de l’idée de faire faire, afin que se modèlent des métiers requis, dans de la sous-traitance, de la délocalisation des transferts de technologie ou toute autre externalisation […][16]. ». La seconde tendance (« externalisation » ou « outsourcing ») consiste, pour une structure, à confier à d’autres (les sous-traitants) les tâches qu’elle ne sait pas ou ne veut pas faire. Le but de l’externalisation — lorsque que cette dernière n’est pas subie, c’est-à-dire lorsqu’elle a été planifiée et donc lorsqu’elle n’a pas été envisagée comme solution d’urgence —  est de se recentrer sur son « cœur de métier » (ou « core business »). La masse salariale ainsi réduite et l’appel à des prestataires extérieurs permettraient de réduire les risques liés aux aléas du marché. Pour Cappeau, l’externalisation « se doit d’être avant tout comprise comme l’expression d’une attitude offensive où l’accent est mis sur la détection des investissements relativement peu productifs, sur le potentiel d’innovation, la rapidité d’exécution et la force d’inertie[17] […] ». Reste à préciser que ce principe d’externalisation (modèle managérial) est relativement différent de ce que nous connaissons dans le champ de la sociologie de l’art autour de l’idée de « personnel de renfort » proposée par Becker[18]. Si pour Becker, le recours au personnel de renfort se déroule sur un mode collaboratif — présentant une forme d’« horizontalité » hiérarchique — afin de faire appel à un savoir-faire particulier, le recours à l’externalisation — davantage « verticale » — fait suite à une décision stratégique visant la sous-traitance de tâches subalternes ne nécessitant le plus souvent pas de savoir-faire particulier.

En conclusion, bien qu’on puisse relever des analogies formelles dans les traces des performances de Burden et Sierra, on peut dire que la posture de ce dernier est radicalement différente dans la mesure où ce n’est pas le corps de l’artiste qu’il met en scène mais celui d’individus extérieurs au monde de l’art[19] et qu’il choisit pour leur misère. Et c’est peut-être là que transparaît le mieux l’idéologie véhiculée par le mode opératoire de Sierra. Nous avons vu que les artistes des années 1960-1970 pratiquaient une forme de libéralisme moral qui consiste à accepter que chacun puisse disposer librement de son corps sans nécessiter l’accord de la sphère publique — pratiquer librement toute sorte d’action pouvant aller jusqu’à la mutilation, voire le suicide. Trente années plus tard, avec Sierra, le risque encouru et les conséquences des actes sont entièrement assumés par l’individu à qui on loue son corps. Le mode d’action de Sierra est foncièrement différent parce qu’il fait supporter le risque à d’autres, tout en récoltant les dividendes de ce risque : la création d’une œuvre d’art. Bien qu’elle soit pour le moment le reflet d’une posture extrême dans l’art actuel, les actions de Sierra appliquent en quelque sorte la doctrine ultralibérale qui préconise « l’externalisation des risques » et la « privatisation des profits ».

Maxence Alcalde

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Résumés français/anglais

 

Du libéralisme moral à l’ultralibéralisme managérial dans l’art contemporain : Chris Burden/Santiago Sierra :

Chris Burden/Santiago Sierra

Depuis ce que RoseLee Goldberg appelle l’Age d’or de l’art corporel, ce genre artistique a proposé diverses manières d’utiliser les corps, qu’il s’agisse du corps de l’artiste, de celui de ses assistants ou de ses « invités ».  En partant de l’hypothèse selon laquelle les œuvres d’art sont aussi une manière d’exprimer et/ou de véhiculer une idéologie, nous tenterons de voir dans quelle mesure les performances des années 1970 de Chris Burden s’inscrivent dans un libéralisme moral alors que les récentes performances de Santiago Sierra participent du libéralisme économique.

Body art and outsourcing of the risks

From the moral liberalism to the managerial ultra-liberalism in contemporary art:

Chris Burden/ Santiago Sierra

Since what RoseLee Golberg calls the “Age d’or” of the body art, this artistic genre suggested varied ways using bodies, it’s about the body of the artist, about his assistant or about his “guest”. By assuming that the works of art are also a way to show and/or to convey an ideology, we shall try to see in which extent the Chris Burden’s performances of the seventies join a moral liberalism while the recent performances of Santiago Sierra participate in the economic liberalism.


[1] RoseLee Goldberg, Performance Art. From Futurism to the Present (1979), Revised and Enlarged Edition (1988), Londres, Thames and Hudson, coll. World of Art, 1999, p. 152-181.

[2] RoseLee Goldberg, ibid., p. 7.

[3] Afin de relativiser la nouveauté de cette tendance, il convient de préciser que Goldberg note un glissement complaisant de la performance vers le spectaculaire dès le milieu des années 1970 : « Pour répondre d’un côté aux interrogations intellectuelles de l’art conceptuel, et de l’autre aux productions sensationnelles des concerts de musique pop — des Rolling Stones à The Who, de Roxy Music à Alice Cooper — la nouvelle performance a acquis son style, est devenue flamboyante et distrayante. » (Goldberg, ibid, p. 154 [traduction personnelle]).

[4] Pierre-Michel Menger, Portrait de l’artiste en travailleur. Métamorphoses du capitalisme, Paris, Seuil, coll. La République des idées, 2002 .

[5] Pierre Rosanvallon Le Libéralisme économique. Histoire de l’idée de marché (1979), Paris, Seuil, coll. Points, 1989.

[6] Nous sommes conscients que l’expression « corps politique » est généralement utilisée de manière assez vague permettant à certains auteurs de rester relativement évasifs sur les présupposés liés à cette idée. Dans notre texte, le terme « corps politique » renvoie davantage à une utilisation du corps (de l’artiste) qui permette de formuler des opinions politiques ou à des fins essentiellement militantes (cela renverrait au politically resistant art proposé par Anthony Julius dans sa typologie des transgressions [Anthony Julius, Transgressions. The Offences of Art, Londres, Thames & Hudson, 2002, p. 100 et sq]). Le « corps politique » se différencierait de ce que nous appelons « corps mondain » qui fait référence à la présentation purement publique (publicité) que l’artiste entend donner au moyen de son corps. Il est évident que la différence, dans le champ de l’art, entre « corps social » et « corps mondain » serait à discuter — notamment parce que restant relativement sceptique sur l’effectivité d’un « corps social » non fictionnel dans l’art et que cette option forte ne peut se cantonner à une simple intuition — mais cette distinction reste pour le moment une piste de réflexion ouverte.

[7] Il faut noter que la généralisation de la photographie comme compte rendu de ces performances a eu des conséquences inespérées pour les artistes. Les conséquences se sont notamment fait ressentir sur le marché de l’art qui a dû s’adapter en intégrant progressivement la photographie au monde de l’art contemporain. Ainsi, on peut penser que c’est réellement à partir de la légitimation du genre « performance » qu’un medium comme la photographie s’impose au monde de l’art contemporain sans que les artistes qui proposaient ce genre d’œuvre soient identifiés comme des photographes. Évidemment, on peut imaginer que cette absorption s’est davantage produite pour des raisons commerciales qu’esthétiques. Et ce n’est qu’après que les questions esthétiques autour de l’opportunité de la trace photographique dans l’art se sont posées.

[8] Frank Perrin, Chris Burden, Un livre de Survie, Paris, éd. Blocnotes, 1995, p. 7-8.

[9] ibid., p. 7-8.

[10] Traduction de Frank Perrin dans Chris Burden, Un livre de Survie, op. cit., p. 29.

[11] Il existe également une brève vidéo relatant cette performance. Optant pour un montage peu spectaculaire, elle est composée de 3 plans : un générique précisant le contexte de la performance (date, lieu, nom de l’artiste), un écran noir de quelques secondes où l’on entend les bruits de la galerie F Space, puis un dernier plan tout aussi bref du tir de carabine.

[12] Hardcore, vers un nouvel activisme (commissariat d’exposition : Nicolas Bourriaud et Jérôme Sans), Paris, Palais de Tokyo, site de création contemporaine, 27 février-18 mai 2003 (cat. : Hardcore, vers un nouvel activisme, Paris, Palais de Tokyo, site de création contemporaine/ Le Cercle d’Art, 2003).

[13] Précisons que les personnes engagées par Sierra pour ses performances ne sont ni des professionnels du spectacle ni des individus gravitant dans le monde de l’art comme cela a pu se faire dans les performances des années 1970. Sierra prend un soin particulier à employer des individus provenant de l’extérieur du monde de l’art, ce qui implique qu’ils ont probablement une vision très parcellaire de leur tâche, voire une méconnaissance des raisons réelles de leur présence dans une institution artistique.

[14] Sierra avait déjà réalisé une performance similaire intitulée Person to Have a 30 cm Line Tatooed on Them (Mexico, mai 1998) et réitérera ce geste avec 160cm Line Tatooed on Four People (El Gallo Arte contemporaneo, Salamanque, Espagne, 2000) où il tatoue des prostituées toxicomanes contre 15 dollars. Dès lors, il n’est pas abusif d’avancer que Tatooed fait partie des « must » dans les prestations proposées par Sierra.

[15] Hardcore…, op. cit., p. 189.

[16] Alain Cappeau, La Nouvelle externalisation. Somme. Philosophie, culture, phénomène, stratégies d’application, Jean-Marie Huguet éditeur, 2005, p. 22.

[17] ibid, p. 31.

[18] Howard Becker, Les Mondes de l’art (1982), trad. fr. J. Bouniot, Paris, Flammarion, 1988, p. 96-111.

[19] Nombre d’artistes pratiquant la performance font appel à des « assistants » afin de réaliser leurs œuvres, mais la plupart du temps il s’agit d’individus participants au monde de l’art (assistants, étudiants, autres artistes, amis, etc.), appartenant à un monde de l’art proche (danseurs, comédiens, musiciens, etc.) ou étant convoqués pour leur savoir-faire. La spécificité des performances de Sierra est qu’elles font participer des individus sélectionnés non pas sur des critères d’inclusion (appartenir à tel ou tel monde de l’art) mais sur des critères d’exclusion.