Parmi les phénomènes mystérieux de l’art contemporain, il en est un qui occupe épisodiquement mon attention : le cas de la bande à Pierre Huyghe (Huyghe, Parreno, Gonzalez-Foerster, etc.). Contrairement à la plupart des gens du monde de l’art, ce scepticisme ne me vient pas du label « esthétique relationnelle » auquel ces artistes étaient affiliés dans les années 1990 (je l’ai déjà écrit ici, les textes de Bourriaud ont eu une certaine importance pour moi alors que, jeune étudiant, j’essayais de comprendre quelque chose à l’art contemporain. C’est notamment pour cette raison que je ne regarderai jamais dédaigneusement les textes de Bourriaud comme il est désormais d’usage de le faire…). Ce scepticisme provient plutôt que malgré le fait d’avoir vu plusieurs expositions de Pierre Huyghe, j’ai l’impression de ne jamais avoir vu d’œuvre de cet artiste.
Entendons-nous bien : lorsque je dis « ne jamais avoir vu d’œuvre », il ne s’agit pas d’utiliser le terme « œuvre » pour son caractère laudatif ; j’aurais tout aussi bien pu parler de « pièces », de « travaux », etc. Lorsque je dis que « j’ai l’impression de ne jamais avoir vu d’œuvre de Huyghe », cela relève d’une forme de frustration de ma part d’avoir toujours été en présence de morceaux de choses, de bribes de bonnes idées non finalisées, sans avoir l’impression d’être autorisé à aller plus loin. C’est un peu comme si j’étais invité à un dîner où je serais le seul à ne pas avoir été au lycée avec le reste de la tablée : les sous-entendus fusent, les allusions pleuvent, les plaisanteries tournent, mais impossible d’entrer dans le jeu, faute d’avoir ce passé commun. Reste l’impression d’avoir bien mangé, bien bu et d’avoir apprécié la déco de l’appartement. Voilà, à peu de choses, le sentiment qu’on peu ressentir en sortant de l’exposition de Huyghe.
Régulièrement, Huyghe est présenté comme un des (rares) artistes français étant parvenus à se frayer une place sur la scène new-yorkaise. Ce seul fait servant d’argument massue pour clore tout débat et imposer un peu brutalement le travail de l’artiste. L’argument plus « intellectuel » — dans le sens où il relèverait de la critique d’art — étant que Huyghe propose des « mondes » — des « univers » ayant une cohérence propre tout en expliquant qu’il soit parfois ardu d’y pénétrer—, ce qui sous-entend que c’est le visiteur qui choisit d’y entrer ou non. En d’autres termes, il est extrêmement difficile de se faire expliquer une œuvre de Huyghe (ou une exposition, si on choisit la perspective qui consiste à penser ses environnements comme des « mondes ») : la plupart du temps, on avance l’idée que « ça te parle ou non » et que si « ça te parle » c’est super ; attitude que l’on retrouve étonnamment chez des critiques d’art dont j’apprécie par ailleurs le travail.
J’allais donc visiter la rétrospective Pierre Huyghe avec l’intention de me plonger dans ce monde et d’essayer de comprendre le travail de l’artiste… ça commençait plutôt mal : victime de son succès (selon le gardien du centre Pompidou !) il n’y avait plus de brochures explicatives, ce qui rendait l’ensemble assez illisible. Je m’aventure tout de même dans les boxes qui forment la scénographie de cette exposition. On pénètre dans la grande pièce principale au centre de laquelle trône une patinoire devant laquelle est disposé un aquarium où barbotent d’étranges créatures (l’aquarium viendra ponctuer l’exposition). Au plafond est installée une pièce constituée de dalles lumineuses. Je passe devant une tache sur un mur avant de passer à une vidéo mettant en scène un chien blanc à la patte rose, une statue de nu féminin à la tête en essaim d’abeilles. Bien que présenté dans un couloir triangulaire — qui implique une position de visionnage inutilement inconfortable — le film est d’une assez belle facture. Seul le son — un peu trop texturé — pourrait faire penser à un long spot publicitaire destiné à faire le teasing des pièces à venir. Je sors et tombe sur une énorme bâche, un petit film de marionnettes sur Le Corbusier avec la marionnette du film posée devant. Une autre vidéo, puis un nouvel aquarium abritant des bestioles bizarres (mais élégantes, comme il se doit !) ainsi qu’un bernard-l’hermite logeant dans une tête de Brancusi (l’image est séduisantes encore une fois comme une image de pub, on imagine très bien Swarovski présenter un énorme bijou de cette manière…). Bref, mes bonnes dispositions de départ commençaient à se voir contrariées. Je m’étais encore fait avoir avec une expo prétentieuse dont le seul but semblait être de se compter (ceux qui aiment/adhèrent/comprennent et les autres dont, pour le coup, je ferais partie).
C’est en poursuivant ma déambulation dans l’exposition que je tombe sur le fameux chien blanc à la patte rose qui suit sagement son maître. Le personnage arbore un masque en diodes lumineuses qui interdit de voir son visage. Elle feint de visiter l’exposition comme si de rien n’était, s’arrête devant certaines pièces toujours suivi de son fidèle compagnon. Évidemment, tous les regards se portent immédiatement sur le personnage et son canidé, les appareils photo crépitent et plus personne ne regarde l’exposition. Et c’est à ce moment que je comprends que l’objet de cette exposition est la distraction, le spectacle. Huyghe donne ici l’impression de forcer le spectateur au zapping, lu interdit de se concentrer sur une œuvre en particulier pour brouiller ses repères vers une sorte de devenir fête foraine de l’exposition.
Huyghe ne serait-il finalement qu’un talentueux montreur d’ours un peu austère ou un habile scénographe pour lofts berlinois à New-York ? La vérité est probablement entre les deux. La sensation décorative de Huyghe est assurément renforcée par la capacité de l’artiste à s’emparer de sujets largement traités depuis une cinquantaine d’années. Par exemple, on « ré-active » une certaine critique de l’esthétique du désormais tarte-à-la-crèmesque white cube. Alors que les moins amnésiques d’entre nous se souviendront de leur lecture de Brian O’Doherty[1] ou des analyses de quelques expositions désormais canoniques (« Quand les attitudes deviennent forme », « Magiciens de la terre »… jusqu’à « Swiss Swiss Democracy » de Thomas Hirshhorn) qui ont abondamment traité le sujet et en ont offert des réponses moins scolaires. Cette capacité à épiloguer sur des évidences théoriques (pour quiconque se renseigne un peu !) combinée à la capacité à débusquer des étrangetés formelles relativement gratuites (chien à patte rose, créatures bizarres, patinoire dans un musée, etc.) apparaît comme la marque de fabrique de la bande à Huyghe ces dernières années. Mais cela n’explique évidemment pas leur succès critique actuel…
Mon hypothèse est qu’ils jouissent de ce que j’appelle « l’effet David Lynch ». Si les films de Lynch sont passionnants jusqu’à Straight Story[2] inclus, le reste de sa production est un vaste écran de fumée sur lequel la critique peut jouer sans limites au moine gnostique avec l’impression béate d’avoir trouvé un morceau de la vraie croix[3]. Depuis, Lynch réalise des films aux scénarios faussement complexes (l’art de transformer les trous de scénario en énigme cinéphilique !) tout en prenant soin de rattraper les cinéphiles avec l’exposition sentencieuse de thèmes canoniques du cinéma (le double, réel/fiction, le voyeurisme, les faux semblants, etc.). La bande à Huyghe est apparue à une période où les jeunes gens talentueux et doués pour les images abandonnaient les arts plastiques pour faire de la télé ou du cinéma. Restaient quelques malins qui — associés) de jeunes critiques d’art entreprenants — sont parvenus à se tailler la part du lion sur la scène artistique française moribonde des années 1990. De très bonnes choses émergèrent autour de les revues Documents ou Bloc Notes, idem pour les pièces de Huyghe, Parreno, etc. qui proposaient un souffle nouveau et une énergie nécessaire dans ce contexte. Mais passé les premiers traits de génie — jusqu’à 2001 avec No Ghost Just a Shell inclut (co-réalisé avec Philippe Parreno) —, Huyghe fait tourner son œuvre autour de quelques vagues idées (rapport réel/fiction, place de l’exposition, imaginaires partagés, etc.) qu’il met en scène dans des pièces qu’on qualifiera d’énigmatique ou d’embrouillées selon de quel coté du fan-club on se place. À partir du flou (ou du vide) laissé par les pièces de Huyghe, la critique peut s’en donner à cœur joie en termes de spéculation tout en pouvant à tout moment raccrocher les wagons de concepts bien balisés de l’art contemporain. Bref, du travail d’orfèvre, « l’effet David Lynch ».


[1] Inside The White Cube, série d’articles publiés dans Art Forum entre 1976 et 1981.
[2] C’est ici que je m’attends un peu à me faire lyncher par l’armée des fans de Mulholland Drive…
[3] J’aurais pu tout aussi bien parler du film Room 237 (2013) qui « décrypte » les films de Kubrick jusqu’à faire oublier que les films sont d’abord des œuvres avant d’être des devinettes pour normaliens !
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Un bel example bien critiqué pour l’état d’esprit de l’art actuel.
Mais est-ce que cette affirmation – et donc la critique – échapperait-elle au problème, qui réside dans les rapports entre un public et une création mise sur un socle, une scène ou un cadre médiatisé?
Sur quelle platforme une rencontre pourrait faire son ‘œuvre’?
Quels états de conscience serraient à sacrifié des deux côtés – de l’art et du public créatif – au calvaire de la conscience (comme disait Hegel alors) ou de l’égo, comme on dit plutôt aujourd’hui?
le problème est assez facilement résolu car le musée fonctionne globalement comme un « socle »: il n’y a pas de doute sur le statut de ce qui est exposé au musée (sauf à la marge, chez certains visiteurs): tout est art dans un muisée d’art. En revanche rien n’est dit sur la qualité (au sens large) de ces objets matériels ou immatériels. Cela renvoie alors à d’autres problèmes comme celui de l’évaluation, idée pas du tout à la mode dans la critique d’art!
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En tant que d’artiste, je n’ai exposé – au long de ma carrière quasi inexistante – qu’une seule fois dans un musée – dans un village de 300 habitants, voué à l’histoire de l’émigration de cette région pauvre de l’Allemagne vers les Amériques ( http://www.auswanderermuseum.de/) – mais pour des raisons!
Cela ne m’as pas résolu le problème, mais au moins changé mes perspectives …
Et quant à la qualité des ‘œuvres’:
Prenons ceux, qui citent des clichés de sculptures (Brancusi, figuration des années 1950) pour les peupler ensuite avec des ‘êtres vivants’ (abeilles, hermite): Ce n’est fait que dans l’esprit de plaire – aux curateurs et collectionneurs – en appliquant une attitude similaire. Même prise de distance chez « l’artiste-ingénieur », le « curateur-artiste » et le collectionneur capitaliste et/ou connaisseur moderniste. Le philosophe Nelson Goodmann introduit la distinction entre une ironie où le ‘speaker’ s’inclut dans le sens ou terme non-exprimé par les mots de l’ironie et une autre, plus commune et très répandue dans les milieux influencés par ’68, où le ‘speaker’ utilise les mots de l’ironie comme ‘socle’ pour se positionner hors-champs du sens … qui, assez souvent, est la critique des arguments des autres.
Cet art d’ingénieur – malgré sa sensibilité voire nonchalance pour et envers les matériaux – rentre bien comme ‘stratégie affirmative’ dans le ‘reset’ des structures du système d’art dans les années ’90, après sa première crise capital(site) à la sortie des années ’80.
Bref, en tant que sculpteur, comprendre Brancusi, c’est peut-être un peu plus que de commander l’exécution d’une copie, même auprès de soi-même, mais autant plus simplement auprès d’un « artisan ».
Ce dernier n’est pas dans la situation de créer un Brancusi, mais de le copier sur commande, et l’artiste-ingénieur continue à ignorer ce que ça pourrait être d’inventer un Brancusi sur la base de certains acquis techniques. Le regard sur le petit détail en dirait long …
Un peu de sincérité arrangerait bien les affaires de certains qui se disent (et parfois sont considérés comme des) artistes …
J’aime le travail de cet artiste franco-britannique (qui parle peu, il est vrai et qui n’emballe pas sa marchandise …) :
http://www.christopher-warren-art.com/