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Nicolas Chardon, scenario, 2014 (vue d’expo Galerie Jean Brolly)

A première vue, le travail de Nicolas Chardon est d’une simplicité évangélique : une toile en damiers qu’il tend sur un châssis et sur laquelle il revient à la peinture en suivant les motifs. Mais comme toutes les choses simples, elles donnent en définitive accès à une complexité qui ne demande qu’à être dévoilée. S’en suit une série d’interrogations sur les différentes combinaisons permises dans un canevas donné, une sorte de jeu mathématique et géométrique. Une tension mécanique s’applique sur la toile étirant les fibres de tissus donnant aux parallélépipèdes de Nicolas Chardon des allures de fractales. Ce qui devient proprement fascinant est le dialogue que parviennent à initier ces œuvres entre les formes connues que nous appréhendons culturellement au premier coup d’œil (le carré, le rectangle) et leur transformation relativement aléatoire opérée par la tension.

Dans le livre édité pour l’occasion par la Galerie Jean Brolly, Sébastien Gokalp revient sur la genèse de cette obsession de Chardon pour les déformations géométriques : « Au début de 1998, le jeune Nicolas Chardon, alors en pleine interrogation artistique, assiste à une représentation du ballet Scenario de Merce Cunningham à l’Opéra Garnier. Les costumes dessinés par Rei Kawakubo sont des collants rayés déformés par des formes en mousse placées entre les corps et le tissu. Les gestes des danseurs habituellement gracieux sont boiteux, contraints par ces protubérances. ». Depuis, Chardon n’a de cesse d’interroger ce moment d’étrangeté — d’ingurgité — de ces corps dansants doublement hallucinés. Chardon est méthodique, il enlève ce qui fait « danse » dans le geste scénographique de Kawakubo pour ne se concentrer que sur l’essence de la déformation. S’en suit une série de toiles qui sont autant d’hypothèses ou de balises lancées comme des brides de dialogue avec l’histoire des formes. Et paradoxalement — sorte de retour du choc séminal — certaines de ses toiles finissent par danser sous nos yeux, une danse purement optique née de la superposition de la grille serrée sur laquelle apparait un carré noir sur fond blanc (Gentlemen, 2013). Même si avec Gentlemen l’ombre de Malevitch n’est jamais loin, ce n’est qu’une sorte de masque — un cheval de Troie permettant de désamorcer les attentes doxiques face à la peinture abstraite. L’irisation qui se produit à la lisière du carré noir sur fond blanc et de l’apparition du quadrillage de la toile créée une impression de vertige — de brouillage optique — tant est si bien qu’il est difficile de soutenir cette toile du regard plus de quelques secondes. Gentlemen est incontestablement l’œuvre de Chardon la plus aboutie et la plus radicale. Elle atomise le mythe de la contemplation trop souvent associé à la peinture abstraite[1] en privant le spectateur de son propre regard. Voici un geste concrètement iconoclaste et excitant, réengageant des questionnements sur l’abstraction jadis laissés en jachère au profit d’une veine décorative sans réel intérêt autre qu’en termes de marché.

Nicolas Chardon, scenario; 2014-
Nicolas Chardon, scenario; 2014-
Nicolas Chardon, formes noire-blanche, 2010.
Nicolas Chardon, formes noire-blanche, 2010.
Nicolas Chardon, Gentleman, 2013. -100 x 100 cm-
Nicolas Chardon, Gentleman, 2013. -100 x 100 cm-

[1] A ce sujet, voir l’excellente analyse de Leszek Brogowski sur la réception des œuvres de Reinhardt.