Henry Darger
Henry Darger

Avant d’aller voir l’exposition du MAMVP, je pensais que Darger était une sorte de Walt Disney un peu trash dont l’œuvre avait été opportunément montée en épingle par quelques marchands et commissaires d’expositions dans la lignée du revival de l’art outsider qu’on connait depuis une dizaine d’années. Mais, il est de rares expositions qui donnent le sentiment de changer notre regard sur l’œuvre d’un artiste. L’exposition Darger, commissariée par Choghakate Kazarian, fait partie de ces expositions. Pourtant, sur le papier ce n’était pas gagné : (seulement) 45 œuvres (sur 300 compositions connues !), présentées dans un espace réduit au sous-sol du Musée d’Art moderne de la ville de Paris. Mais la magie opère.

Darger fait partie de ces artistes dont on n’a connu le travail qu’après leur mort. Comme Marcel Storr, c’est son propriétaire Nathan Lerner — lui aussi artiste… — qui a découvert ses dessins au moment de récupérer son appartement. Comme nombre d’artistes généralement étiquetés « art brut » — individus inadaptés, déficients mentaux, simplets —, Darger a vécu de manière assez isolée (il occupait des emplois subalternes à l’hôpital de Chicago) mais sa vie intérieure était d’une densité remarquable. Dans les années 1910, il commence la rédaction d’un récit de science-fiction (15.000 pages !) avant de poursuivre ce récit de manière graphique. C’est cette dernière manière que donne à voir l’exposition du MAMVP.

L’exposition est chronologique. On commence par quelques dessins ou collages liés à The Story of Vivian Girls in Realms of the Unreal dont le magnifique La Bataille de Calverhine (réalisé entre 1920 et de début des années 1930), collage très sombre et luisant constitué de diverses explosions juxtaposées. Si on n’aperçoit pas encore la figure de la fillette qui fera le succès posthume de Darger, le format allongé et le recours au collage sont déjà présents. Non loin de là, un mur montre une série de dessins et de croquis légendés apparaissant comme de mémos préparatoires d’un travail d’écriture. On trouve notamment une collection de drapeaux dessinés par l’artiste, matérialisant les différents peuples de son monde imaginaire. La suite des dessins s’égraine dans un continuum où l’on se rend compte de ce que Darger élabore, ce qu’on appellerait aujourd’hui un « roman graphique » halluciné qui s’alimente des événements du monde.

 

Henri Darger Bataille de Calverhine
Henri Darger Bataille de Calverhine, 1920-1930.
Henri Darger Bataille de Calverhine
Henri Darger Bataille de Calverhine (détail), 1920-1930

 

Dans la relative insouciance des années 1930, les fillettes de Darger vivent des aventures rocambolesques où elles jouent des tours à leurs ennemis un peu comme dans un comics de Picsou où un récit du Club des cinq. S’en suivent les années 1940 – celles de la Seconde Guerre mondiale – avec des dessins probablement parmi les plus violents, voire des scènes de tortures presque insoutenables. Après les années 1940, le monde des Vivians girls connait une période plus apaisée ; l’après-guerre du monde des Vivian girls coïncidant avec celle de l’histoire. Chacune des planches de l’histoire fantastique foisonne de détails qu’il est quasiment impossible de voir sur des reproductions (d’ailleurs, en feuilletant le catalogue de l’exposition, on sent bien qu’il a été très compliqué d’organiser l’iconographie sous forme livresque et on se demande pourquoi le MAMVP n’a pas opté pour un format italien plus propice à montrer ce type de dessin[1] !). On se rend compte de la répétition des visages, des figures décalquées de la culture populaire, des ajouts découpés dans des pulps… Le style, le trait et les compositions de Darger font parfois penser à des versions horizontales du Little Némo de Winsor McKay datant du tout début du 20e siècle. On prend conscience de l’aspect transversal de l’œuvre de Darger (ce qui est a priori le propre d’une artiste paradoxalement « art brut ») et qui résonne curieusement avec nos catégories actuelles de roman graphique. Et on se prend à rêver de l’édition d’une intégrale des dessins de Darger organisée de manière chronologique et sur un format allongé adéquat…

Henry Darger,  92 à Jennie Richie (détail)
Henry Darger, 92 à Jennie Richee… (détail), 1930-1940.
Henry Darger, Calmania étranglant des enfants
Henry Darger, Calmania étranglant des enfants, 1940-1950.
Henry Darger, 1930-1940.
Henry Darger,  (détail) 1930-1940.
Henry Darger, drapeaux
Henry Darger, drapeaux, 1915-1930.

+++

à voir aussi le film de Jessica Yu The Realms of the Unreal (2004) intégralement disponible sur youtube.

+++

[1] Ainsi, pour l’aspect purement iconographique, le catalogue Bruit et fureur, l’œuvre de Henry Darger (New York, Edlin Gallery, 2009) me semble être plus pertinent que celui édité par le MAMVP.