On sait très peu de choses de la vie de Marcel Storr (1911-1976). Il fut abandonné très tôt par sa mère, il est devenu sourd à la suite de mauvais traitements et a occupé plusieurs emplois modestes à la ville de Paris jusqu’à sa mort en 1976. Entre temps, il rencontre un couple d’amateurs d’art (Liliane et Bertrand Kempf) a qui il confie une partie de ses dessins. Ces derniers entreprendront de promouvoir son œuvre après la mort de l’artiste. En raison de sa non-affiliation première au monde de l’art et de l’aspect obsessionnel de son œuvre, Storr est considéré comme un artiste de l’art brut (pour une analyse plus détaillées de son oeuvre, voir ici).
Si on décide de mettre de côté les interrogations concernant l’émergence récente de l’œuvre de Storr dans le monde de l’art, on est face à une œuvre radicale dont certaines pièces sont proprement hypnotiques.
Storr est obsédé par l’architecture, il copie des tonnes de colonnades et frontispices avant de se lancer dans l’invention de nouvelles formes architecturales largement inspirées de Gaudi ou de ce qu’il a probablement vu lors des Exposition Universelles et autres expositions coloniales (temple asiatiques, huttes, etc…). Il en résulte une série de dessins assez impressionnants pour leur minutie. Les trois grands dessins présentés dans la dernière salle du rez-de-chaussée — tenant sur plusieurs feuilles chacun et représentant des cathédrales verticales — sont incontestablement les chefs-d’œuvre de Storr. Obsession de la transcendance jusqu’à la maniaquerie, méticulosité du trait, couleurs qui frôlent le maronnasse sans jamais y tomber, font de ces trois œuvres une sorte de petit miracle esthétique.
Ce qui fascine chez Storr c’est la répétition de patterns graphiques qui finissent parfois par se superposer comme atteint d’astigmatie. C’est probablement dans ce trop plein et ce chevauchement des formes que s’exprime une révélation mystique, sorte de syndrome de Stendal qui saisit l’artiste tout autant que le spectateur. Le verni apposé sur les dessins finit de donner une aura très spéciale aux compositions, un peu comme si elles avaient trainé dans un caniveau gluant du côté de la constellation d’Orion.


Malgré un manque flagrant de moyens, l’exposition du Palais Carré de Baudoin, offre une très belle occasion de découvrir l’œuvre de Marcel Storr. En visitant l’exposition, je me disais que ça faisait longtemps que je ne m’étais pas écroulé de rire à la lecture de cartels accompagnant les œuvres et désormais intégralement rédigées dans cette charmante novlangue du contemporary art. L’exposition consacrée à Storr évite ce travers. Même si certaines explications ou anecdotes paraissent parfois un peu too much, elles permettent de comprendre l’inscription de l’artiste dans son temps et surtout sa redécouverte critique posthume. Le tour de force avec ce genre de sujet (art brut, enfant abandonné, vie modeste, mysticisme, etc.) étant de ne pas sombrer dans un pathos convenu, ce qui est ici parfaitement bien maîtrisé.

Deux bémols toutefois dans la présentation de l’exposition (qu’on ne peut pas totalement qualifier de scénographie) : les citations de l’artiste totalement gratuites et inscrites en gros sur les murs pour faire « musée » ; et les agrandissements des dessins de Storr mêlés aux œuvres. Les agrandissements photographiques sont pour la plupart ratés (mauvaise colorimétrie, parties floues, etc.) ce qui ne permet pas de mieux comprendre les œuvres de Storr (le livret d’exposition signalant grosso modo que ces agrandissements sont censés nous permettre de comprendre qu’il y a du détail chez Storr, au cas où nous ne l’aurions pas compris…). Ces agrandissements viennent parfois même brouiller visuellement les œuvres originales exposées, comme c’est le cas dans la dernière salle.



Hormis ces deux bizarreries curatoriales, l’exposition Storr vaut vraiment le détour avant qu’un commissaire d’expo à la mode ne s’empare du bougre pour tordre son œuvre et le présenter en bête de foire aux quatre coins du monde.
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A lire également l’analyse de Bruno Montpied sur son blog consacré à l’art brut « Le Poignard Subtile« , blog découvert alors que j’écrivais ce post et qui présente une vision à la fois érudite et critique de l’art brut (ce qui change des naïvetés complaisantes habituellement produite autour de ce sujet), donc à lire régulièrement !
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« Marcel Storr, bâtisseur visionnaire »
Exposition Jusqu’au 31 mars 2012 (prolongation) au pavillon Carré de Baudouin (Paris 20e). Entrée libre.