
S’interroger sur l’image photographique c’est aussi s’interroger sur l’ontologie de ce type d’image. On retrouve ces questionnements dans la proto-photographie envisagée à travers la chambre noire et les dispositifs optiques prisés par les artistes flamants dès le XVIe siècle. Pour une historienne de l’art comme Sveltana Alpers, ce qui différencie de manière notable l’art italien de l’art flamand des XVIe et XVIIe siècles est l’approche dans la confection des images. Là où les Italiens mettaient toute leur confiance dans une connaissance rationnelle et intellectualisée, les hollandais acceptaient les limites induites par l’œil comme un présupposé indépassable. « Admettre que l’œil puisse tromper, que la vue ne soit qu’un dispositif commode, c’est la condition paradoxale de la priorité obstinément donnée à la vision et à la chose vue[1] ». De là découle toute une série d’expérimentations visuelles dont l’art flamant rend en partie compte. D’ailleurs, une des hypothèses d’Alpers pour expliquer l’apparition de « défauts » (reflets indésirables, halos lumineux, etc.) dans une partie de la peinture flamande est la volonté des peintres de reproduire ce que présentaient les lentilles jusque que dans leurs lacunes. Si les lentilles produisent des déformations et que nos yeux ne sont que des outils du même type, on peut penser que la vision oculaire n’est pas plus sure que n’importe quel autre type de vision; mais c’est par cet « outil » que nous connaissons le monde. On retrouve cette même attitude chez Noémie Goudal, une volonté non pas de mettre en échec le visible, mais de l’interroger par delà les effets optiques. Car chez l’artiste, le dispositif n’est jamais tout à fait dissimulé : il laisse au spectateur attentif le loisir de décrypter non pas l’image, mais ce qui la constitue.
Study on Perspective II met en scène deux grandes photographies identiques exposées face à face. Montées sur des caissons lumineux, leurs couleurs sont éclatantes. Au milieu de la salle trône une colonne aux faces triangulaires recouverte de miroirs. Les deux images se reflètent simultanément dans le double miroir formant une impression de relief. S’il est évident qu’il y a un « truc » dans le dispositif de Study on Perspective II ; la mystification est plus discrète avec ses autres œuvres de Noémie Goudal.

C’est peut-être en ce sens que les photographies de la série Observatoires sont les plus saisissantes. Pourtant, leur narration est simple : un bord de mer photographié depuis la plage ; au centre : une forme architecturale. Le cadre de l’image, la ligne de marée, puis l’horizon, viennent structurer l’image. Le seul élément qui s’y dresse est une forme qu’on imagine faite de béton. On peut y voir un bâtiment — un vestige — comme révélé par la marée, une sorte de bunker ou de sculpture bruitiste. Mais en y prêtant attention, en s’approchant de l’image, on découvre que les bâtiments photographiés sont des panneaux sur lesquelles l’artiste a collé l’image de cette architecture. Noémie Goudal ne gomme pas les traits de jointure entre les morceaux du panneau, ces défauts sont là pour donner des indices de lecture. On est alors face à un jeu de faux semblants à peine dissimulés dont le but n’est pas de tromper le spectateur, mais de le faire douter. Surgit alors l’imaginaire des villes Potemkine, des décors de cinéma emprunt d’une certaine mélancolie. On pense à la célèbre scène de Steamboat Bill Jr[2]. où une façade tombe sur Buster Keaton qui échappe à l’écrasement grâce à une fenêtre. Fenêtre comme salut, mais aussi comme potentialité quasi chamanique de passer de l’autre côté de l’image (photographique, cinématographique) tout en restant dans le même régime de faux semblants. Déplacement des images, déplacement des corps, mais au centre du dispositif reste le regard de l’observateur fasciné par la double dimension du sublime qui ne s’exprime finalement qu’à l’aune d’un vertige métaphysique.


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Noémie Goudal, Le Bal (Paris) Cinquième Corps, 6 février – 17 avril 2016.
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[1] Sveltana Alpers, L’art de dépeindre (Gallimard, p. 58), essai indispensable hélas devenu introuvable depuis des années à un prix raisonnable ; on se demande bien ce que fait Gallimard !
[2] Film muet de Buster Keaton et Charles Reisner (1928). Steamboat Bill Jr comporte aussi d’autres scènes aux trucages proprement hallucinants du personnage principal baladé dans un ouragan dans la dernière partie du film.
L’exposition est close, je ne l’ai pas vue et pour cause : je découvre le travail de cette photographe grâce à vous. Belle découverte. Se profile dans les aperçu que vous donnez de son travail une forme d’étrangeté, de tension entre présence monolithique et silencieuse de la fiction des des formes, et l’ouverture indécise du paysage.
Un mot encore pour apprécier les raisons que vous donnez à l’ouverture et la tenue de votre blog.
Merci