Où l’on apprend, par le biais autobiographique, que les mystères sont faits pour demeurer insondables.
A chaque début d’année scolaire, je dois donner une bibliographie aux étudiants ainsi qu’une liste de magazines où ils pourront trouver des informations sur l’actualité artistique. Cette liste est censée leur donner des clés pour naviguer dans leur cursus et leur permettre d’y piocher selon leurs besoins. Je consacre une petite heure à cet exercice en commentant cette bibliographie et en essayant de donner envie aux étudiants de se plonger dans ces lectures. Habituellement, en plus des essais, j’y mets des magazines français assez généralistes, des blogs, des revues et quelques titres étrangers (Mousse et Art Monthly qui sont mes chouchous !), Et à chaque fois, je bute sur une question : comment leur présenter Artpress ?
C’est vrai que le magazine occupe une place de choix depuis une quarantaine d’année, ce qui en fait une institution, du moins un magazine respectable notamment en raison de cette longévité (lors d’une discussion récente avec des artistes français qui avaient débuté leur carrière dans les années 1970, ils me disaient — non sans ironie, car c’était évidemment faux — que leur principale qualité avait été de durer). Mais à part ça, qu’en dire ?
Je pensais avoir une histoire un peu singulière avec Artpress. Artpress est probablement le premier magazine auquel je me suis abonné en entrant à la fac avec l’intention de le lire de la première à la dernière page chaque mois. Mes premières années de fac, je le trouvais moche en raison de son iconographie austère (c’était à la fin des années 1990 !). Je ne comprenais pas qu’on puisse parler d’art avec une telle haine apparente de tout ce qui était visuel. Pour ajouter à cette déception rétinienne, je ne comprenais rien de ce que les articles racontaient. Autrement dit, aucune raison rationnelle de lire ce magazine.
A l’époque, j’étais étudiant à Paris 8 où Jean-Charles Massera a brièvement enseigné. Ses cours étaient passionnants et drôles,. L’écrivain n’avait pas son pareil pour nous faire partager sa passion pour Vito Acconci ou Bruce Nauman, et transformer les performances de Marina Abramovic en sketchs dignes des Shadocks. J’avais été impressionné par son livre paru à l’époque. Cette même année, Artpress publia un de ses articles, je m’y précipitais en me disant qu’enfin j’allais comprendre un article d’Artpress… fausse pioche ! Comme je connaissais un peu son auteur, je le relu plusieurs fois sans y trouver l’intelligence et le style que je trouvais dans ses autres textes. Je me suis mis à penser qu’il y avait une sorte de malédiction Artpress, un filtre fatal qui rendait les articles imbitables, d’où qu’ils viennent[1]. Mais par un mélange d’entêtement, de conformisme ou de syndrome de Stockholm, je me disais que si ce magazine semblait si important et que je n’y comprenais rien, c’était probablement parce qu’il fallait que je travaille encore un peu (même si je me doutais bien qu’il y avait certainement une histoire d’intimidation intellectuelle là-dessous !). A la fin de mes années de fac, j’étais toujours circonspect face aux textes proposés dans Artpress. Désormais, je ne l’achèterai que chez des kiosquiers de gare, encouragé par une forme de déprime que me procure l’attente d’un train.
Toujours durant mes années de fac, j’avais été choqué d’apprendre que les auteurs écrivaient leurs critiques d’exposition sans avoir vu les expositions (ce qui expliquait l’aspect souvent désincarné des reviews qui les font ressembler à des sortes de publi-reportages). Cette idée — qui paraissait saugrenue — n’est pas le fait des critiques, mais du magazine qui considère qu’il faut parler des expositions qui ont lieu au moment de la parution du numéro (pour ma part, j’ai toujours trouvé ça bizarre pour un mensuel de vouloir faire croire à ses lecteurs qu’ils écrivaient en temps réel ! Cette posture parait d’autant plus étrange depuis la généralisation d’internet).
Mais voilà, Artpress est une institution. Malgré ses défauts — son coté pantouflard, et l’impression qu’il donne d’essayer de refourguer un stock de naphtaline acquis « à pas cher » —, tout jeune critique d’art se doit d’y publier quelque chose. C’est d’ailleurs une des choses les plus étranges du monde de l’art français ; cette idée que publier dans ce magazine (que personne ne lit, mais « consulte » pour savoir « qui fait quoi ? ») serait un passeport universel. Vous avez beau publier des articles dans des magazines exigeants, des revues, sur des blogs, etc. , rien ne vaut une collaboration régulière à Artpress pour vous assurer une crédibilité. J’ai moi-même vaguement cru à cette idée lorsque — jeune critique d’art publiant déjà dans Art 21 — j’ai mollement essayé sans succès de proposer deux ou trois articles à Artpress (mollement, car je considérais que passer de Art21 à Artpress était une manière de revoir à la baisse mes ambitions de critiques, mais que paradoxalement ça serait bénéfique en terme de carrière).
Bref, après ces 20 années de fréquentation épisodique de ce magazine, je ne sais toujours pas quoi vraiment en penser et comment le présenter à mes étudiants. Grimoire ésotérique ? Entreprise d’intimidation intellectuelle anormalement pérenne (le tournant conservateur, qui pointait déjà depuis quelques temps, aurait du définitivement entamer la crédibilité de ce titre. Ce tournant fut entériné par l’édito du décembre 2017 signé par la rédaction qui racontait que les femmes grosso modo qui se plaignaient de harcèlement étaient des mal baisées…) ? Force de l’habitude ? Absence de concurrence ? ou tout cela à la fois ? Peut-être faudrait-il se borner à le considérer comme une sorte de bulletin professionnel délivrant des indices de notoriété et des méta-informations destinées à légitimer des critiques d’art (voire des artistes[2]) et des institutions ? Artpress serait en quelque sorte ce que La Gazette des communes est aux fonctionnaires territoriaux : si vous n’êtes pas de la partie, vous n’en voyez pas l’intérêt parce que ce qu’il y a à lire est crypté sous un ensemble de signaux informant les professionnels sur « le métier ».
[1] Cette hypothèse s’est confirmée à plusieurs reprises lorsque j’y ai lu des textes de critiques d’art que je connais et dont j’apprécie le point de vue, mais qui semblaient anesthésiés par le magazine.
[2] Je mets cela entre parenthèses car je ne suis pas sur qu’un article dans Artpress aide autant une carrière artistique que ce qu’on veut bien croire. Mes échanges avec des galeristes vont dans ce sens, tous me disant qu’à choisir ils préfèrent un entrefilet dans Le Figaro, Le Monde ou Les Inrocks qu’un long article dans Artpress (les retombées d’un article dans Artpress tant sur le plan commercial que réputationnel leur semblant quasiment nul).
Bonsoir,
J’ai déjà entendu quelqu’un dire : « cet artiste marche bien, il a eu quatre pages dans Artpress. » …
Je suis assez souvent d’accord avec ce que vous écrivez. Merci. Toujours un plaisir !
Bien cordialement,
Bertrand Riou Directeur du CACN Centre d’Art Contemporain de Nîmes http://www.cacncentredart.com
>
Merci Bertrand
Toujours un joie de lire…
ps : Une coquille à corriger « mollement, car je considérais que passez de Art21 à Artpress » >>> passer
merci ppj, c’est corrigé!
Bonsoir, quand on présente une bibliographie à ses étudiants, les commentaires personnels de l’auteur ne sont peut être pas les bienvenus surtout quand cette bibliographie a pour objet une ouverture d’esprit et non pas le contraire !!!
Bien au contraire, une bibliographie est toujours un contexte. D’expérience, si on donne une bibliographie, même succincte, à des étudiants sans la commenter, il y a peu de chances qu’ils y picorent quelque chose. Il faut leur dire ce qu’ils trouveront dans chaque ouvrage/revue, c’est le role d’accompagnement d’un prof. Après, je leur dis assez souvent que j’ai un point de vue, que j’expose parfois, mais qu’ils peuvent en avoir un différent et qu’on peut en débattre (évidemment, cette manière de faire cours est plus facile en école d’art face à un petit groupe qu’on connais qu’à la fac en amphi face à des anonymes…)
Publi rédactionnel… c’est le mot.
Ton observation est juste !