L’Ennemi de mon ennemi commence par une salle sombre avec une projection. Des modules sont disposés au sol, on n’arrive pas bien à savoir ce que ces choses sont sensées faire. Au fond de la salle, des vitres montées sur un système mécanique bougeant et laissent apparaître des traits de lumière, une plante verte et peut-être d’autres choses. Jusqu’ici, on est dans le genre de pièces interchangeables qu’on voit habituellement au Palais de Tokyo. Puis dans la salle suivante, on découvre une sorte de mémorial à la gloire de Gustave Courbet évoquant sa réception publique à l’époque où l’artiste multipliait les provocations artistiques et politiques. Name dropping gratuit ou mégalomanie de Beloufa sur le ton du « Courbet et moi » ? Il faut poursuivre pour en avoir le cœur net… On débouche alors sur une grande salle composée de présentoirs montées sur des tables ressemblant vaguement à des sucettes Decaux et sur lesquelles on distingue des formes, des textes, des images. Le sol est quadrillé, parfois des mots génériques y sont inscrits. On se rend compte que les présentoirs bougent à tour de rôle et qu’ils sont mus par des petits robots cubiques du genre de ceux utilisés dans les entrepôts d’amazon…
Le quadrillage c’est le canevas, la grille sur laquelle viennent s’agencer des discours. Mais comme tous ça bouge sans cesse, le lien entre les discours se recombine avec elle. Alors on essaye de lire, de comprendre, puis on se laisse porter par le lent ballet des robots qui viennent nous gaver d’items sans hiérarchie apparente. D’ailleurs, la seule hiérarchie stable de l’exposition de Neïl Beloufa est sur les murs où sont agencées des œuvres d’autres artistes que lui ainsi que des documents (drapeaux, affiches, objets divers, etc.). Le coup des robots — qui pouvait faire office d’habile astuce d’accrochage — révèle alors tout son sens ; celui d’objets venus abreuver le spectateur d’informations rendues plus intéressante que ce qu’il peut voir sur les murs uniquement parce les présentoirs bougent. Le mouvement c’est l’excitation, c’est le cinéma des 24 vérités par seconde, c’est un indice stimulant nos réflexes et fait penser que quelque chose va se produire. Comme avec le scintillement des objets connectés qui nous entourent, notre attention est mobilisée pour elle-même : pour sa valeur intrinsèque à proposer des « espaces de cerveau disponibles ». L’Ennemi de mon ennemi hypnotise comme une matérialisation d’un mur facebook où chacun aurait posté ses révoltes, ses indignations, deux ou trois trucs trash et quelques blagounettes. Et comme sur facebook, on ne lit rien, on ne voit rien, on ne comprend rien, on ne fait que parcourir, on se dit (parfois) qu’on y reviendra plus tard même si on sait pertinemment que ça n’arrivera jamais.
Alors de quel(s) discours du pouvoir(s) parle Neïl Beloufa ? Difficile à dire : celui des Etats et de leurs représentants ? Celui de l’image ? Celui d’internet ? Celui des soulèvements populaires ? Celui de l’institution artistique et/ou des artistes institués ? Pas sur, d’ailleurs, qu’en sortant de L’Ennemi de mon ennemi ont le sache vraiment. Mais une chose est certaine, Neïl Beloufa propose une expérience riche et combinatoire qui ne se laisse pas facilement épuiser. Et c’est là la grande réussite de cette exposition ; entreprise où s’étaient cassés les dents Georges Didi-Huberman (avec sa calamiteuse expositions Soulèvement) ou Kader Attia et Jean-Jacques Lebel présentés simultanément au sous-sol du Palais de Tokyo. A l’époque de la doxa du solutionnisme des webcentristes[1], le dispositif complexe de Beloufa offre quantité de pistes de réflexions à mille lieux des naïvetés pseudo modernistes (« oui, alors là, j’ai voulu remettre en question de white cube, tu vois… »). Et si la conscience historique et la problématisation de questions aussi rebattues que celles du pouvoir tenaient leur originalité d’une capacité à faire douter le spectateur au sujet de ce qu’il identifie comme « le réel » ?
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[1] Dans son passionnant essai Pour tout résoudre, cliquez ici (fyp éditions, 2013) Evgeny Morozov qualifie de « webcentristes » les individus qui considèrent que toutes les solutions à nos problèmes (sociaux, politiques, amoureux, etc.) seront à l’avenir solutionnés grâce à internet. Le « solutionnisme » est quand à lui l’apparente capacité des webcentristes à trouver des solutions simples et globales via internet à des problèmes complexes et locaux du monde réel.
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L’Ennemi de mon ennemi, Neil Beloufa, Palais de Tokyo jusqu’au 13 mai 2018.
J’ai lu 3fois votre commentaire,avec la plus grande attention,et j’avoue que je n’ai rien compris.Cela fait un petit bout de temps que j’essaye de lire les vidéos de Beloufa ,je ne saisis pas l’objet de ses interventions,J’ai un copain avec qui j’ai fait les Beaux Arts dans les années 70,et qui est un peu parent à Beloufa m’a dit une fois ,alors qu’il l’avait rencontré à Alger , »je n’ai rien compris à ce qu’il disait à propos de ce qu’il fait »Nous sommes finalement 2 à ne pas comprendre ce que cet artiste fait,et pourtant il réussit dans le « milieu » à se faire classer parmi les grands artistes actuels,c’est quand même édifiant!!!
J’espère que mon article vous offre une entrée dans son travail, même si ce que j’écris ne recoupe pas nécessairement le discours de l’artiste.
Votre vision de cette oeuvre me parait claire. L’économie de l’attention est maintenant une ressource qui fait l’objet d’études scientifiques. Merci pour la découverte.
Cet artiste reste quand même,une curiosité pour moi!!
C’est le problème des artistes qui ont des choses à dire, ce qu’ils montrent est en général faible et ce qu’ils donnent à voir n’offre de prise que pour produire encore du discours. Peut-être est-ce parce qu’il y a depuis quelques années, un blanc dans la production de contenus théoriques pertinents sous-jacents . Je serai curieux de voir ce que donneront les travaux des artistes qui s’appuieront sur les représentations de Kohn ou de Coccia quand ceux-ci seront, dans quelques années, validés dans les horizons d’attente de intelligentsia parisienne.
Je comprends votre critique même si je ne pourrais jamais voir l’expo à cause de la distance.
Merci pour le webcentrisme. Je suis contre la White cube, je trouve cela oppressant comme invention mais là, ce cube de Neil semble idéal comme proposition. Je suis pour internet donc pas d’accord avec vous sur ce point mais au moins vous questionnez la pratique et sans doute un prévisible revers de situation où l’artiste internet reviendrait vers le réel puisque tout le monde est en train de s’y mettre par contestation au cube ou blasé des institutions et assimilés trop fermés. Je suis pour les mots, le texte qu’on écrit comme oeuvre d’art, la dématérialisation, les jeux de fictions/réels et facebook aussi hasbeen qu’il peut être, ce truc m’offre le visuel d’un mal être humain. C’est notre génération communicationnelle, vas vis et devient vite avant qu’il ne sois trop tard, 35 ans passé et déjà plus de résidence d’artistes subventionnée. Je trouve que le milieu de l’art contemporain, « généralement » eurocentrique est très (trop) exigeant dans ses concepts, ses théories et ses critiques (vu les commentaires précédents). C’est difficile pour un.e artiste de sur-vivre à ça…l’artiste arrivé au niveau institutionnel de l’art contemporain risque d’avoir des migraines récurrentes ou même se flinguer arrivé à 40 ans. Dès fois tout cela me déprime et j’ai juste envie de faire des aquarelles devant un étang.
Cristina,essayer de faire ces aquarelles, je vous assure que vous y trouverez un certain repos de l’âme,du moins pour un moment!!
Bonjour Maxence, je débarque pour la première fois sur votre site. Je n’ai pas (encore) vu l’expo de Beloufa. Tout cela me fait penser à du post-Huyghe, par référence à l’expo du centre Pompidou d’il y a quelques années (2013?). C’est à dire que le propos est (aussi) de questionner le media Exposition – c’est une question/hypothèse de ma part. Qu’en pensez-vous ?
C’est difficile à dire. Une des différences est à mon sens que chez Huyghe il y a une fascination pour la « bonne » référence (les films qu’il faut citer, les livres qu’ils faut citer, etc.) sans jamais entrer dans le fond qui provoquent chez moi un ennui profond (j’en parle un peu ici https://osskoor.com/2013/10/28/pierre-huyghe-retenez-moi-ou-je-fais-une-oeuvre).